Mémoires de Marloufo di Benzonato - Saint Jean d'Acre, avril 1291
Ces gens sont ils seulement sensés ? Nous avions négocié la paix pour 10 ans, et voilà que la mort de Qala’Un nous mettait au bord de l’abîme … Aucun faux pas n’était possible, tant notre position était périlleuse … Or désormais, c’est Acco qui est directement menacé, par la faute de paysans tout juste descendus des bateaux …
Les cris de guerre sainte résonnaient depuis le port, et on les a vu arriver dans les quartiers juifs et arméniens, et se mettre à massacrer à tout va ce qui semblait trop coloré à leurs yeux … Même prés de mon commerce, dans le quartier génois, les cris de supplications nous sont parvenus … Ah, Mattéo, mon fils, les temps sont mauvais ! Tu étais jeune lorsque nous avons dû abandonner Césarée, il y a tout juste 30 ans, un bien triste anniversaire ! La ville semblait imprenable, le roi Louis IX avait reconstruit les remparts, et nous nous sentions à l’abri des Mamelouks, enfin …

Ta mère, que Dieu garde son âme, était même tombée nez à nez avec ce Saint Louis, alors qu’elle t’amenait chez l’apothicaire, car tu avais depuis quelques jours une mauvaise fiévre qui ne passait pas … tu semblais si frêle, nous étions persuadés que tu ne passerai pas l’année. Le Roi s’était penché sur toi, avait passé son doigt sur ta joue et, ta mère l’assure, tu lui avais souris en retour. Le soir même la fièvre commençait à tomber, et ta mère pleurait en affirmant que cela tenait du miracle.
L’apothicaire est passé quelques jours plus tard, se faisant payer en fèves, dattes et za’atar, et ses explications ont été bien plus rationnelles que les propos de ta défunte mère. C’est bien ses soins qui t’avaient sauvé, et non pas le fait d’avoir croisé un roi au détour du souk. Mais elle n’en démordait pas, et jusqu’à son dernier souffle elle y a vu une main divine et royale …
Comme tu le sais, elle a été emportée de chagrin lorsque la ville est tombée entre les mains de ce sinistre Baybars, nous venions tout juste de perdre tes 2 sœurs. S’installer à Acre était un vrai crêve cœur, j’abandonnais derrière 15 ans de souvenirs, de vie, ma vie, depuis que j’avais débarqué, fringant, de Gènes. Mais le temps est passé, mon fils, tu as grandi, et j’ai peur que ce qui se profile ne soit une redite de ce qui a détruit notre famille il y a 30 ans.
Oh, oui, on dira que les murailles sont solides, ici, mais enfin, que nous reste-il ? Le Royaume de Jerusalem n’existe plus, dans les faits, et on s’accroche à ces quelques arpents de terre sêche et caillouteuse tandis que l’armée du Sultan Al-Ashraf se rapproche.


Sur le port, l’activité est devenue frénétique, et il ne se passe pas un jour sans que le rideau d’un voisin ne s’abaisse définitivement. Je discutais avec Guido, le bottier, tu t’en souviens ? Il t’avait offert de magnifiques chausses pour ton mariage. Enfin Guido me disait tantôt, « ne te décourage pas, Marloufo, nous survivrons encore à ça ! »
Oui, enfin lui n’avait pas du fuir Césarée. Le pire ? Quand je me présentais à sa boutique trois jours plus tard, je trouvais porte close. Sa logeuse m’a annoncé qu’il avait pris un bateau pour Chypre… laissant là la plupart de ses biens. Ce n’est pas bon, quand un Gênois abandonne ainsi tout ce qui compte à ses yeux sans se retourner !
Je ne doute pas qu’en fuyant, il survivra. J’admets, fils, que de mon côté, j’en ai marre de fuir. Le corps de ta mère repose en Terre Sainte et il est dit que je l’accompagnerais ici, jusqu’au bout. Le matin, quand je me lève et que je prépare le thé comme tu l’aimais, je suis assaillis par le découragement. On dit que les armées du sultan sont innombrables… 50.000 hommes ? 200.000 ? 1 million ? Le petit Hassan, qui revenait de l’extérieur de la ville m’a juste dit qu’il y en avait plus que de sable dans le désert. Certes cet Hassan semble meilleur en poésie qu’en mathématique, mais ses paroles m’ont fait froid dans le dos. Et puis lorsque je sors et que je lève les yeux vers la forteresse des Hospitaliers, je reprends confiance.

C’est idiot mais c’est ainsi. On se contente de peu quand on n’a plus d’espoir. T’avais-je dis que j’avais d’ailleurs mis les pieds dans la forteresse il y a peu ?

Du tissu à apporter pour le Grand Maître, Jean de Boudi de Villiers .Force de la nature que cet homme, je t’en reparlerais d’ici peu …






