(La Grande histoire de la seconde guerre mondiale. Pierre Montagnon, Editions Pygmalion, 1999). Dans ce texte, la ville de Korsun est francisée Korsum.
Janvier 1944.La progression des armées soviétiques (les deux Fronts d’Ukraine) vers le sud-ouest a accentué un vieux redan devant Kanev. Le front forme désormais un important saillant,de part et d’autre de Korsum-Shevchenkovsky, à l’ouest de Tcherkassy. Les Allemands pourraient l’évacuer pour soulager leur dispositif. Mais ils le jugent intéressant pour contre-attaquer de flanc et, comme toujours, les ordres de Hitler leur interdisent de rien abandonner. Ils y maintiennent donc 6 divisions et demie.
Sur la foi de renseignements de prisonniers, Joukov estime qu’il s’y trouve 9 DI, 1PD, 1 DM, soit environ 100 000 hommes. Il envisage un « petit Stalingrad ».
L'opération contre ce saillant de Korsum n'est pas encore lancée que les 3e et 4e Fronts d'Ukraine grondent à leur tour. Toujours la méthode des coups répétés, véritable travail de boxeur usant son challenger. Le 10 janvier, Malinovski et Tolboukhine s'en prennent aux objectifs chers à Hitler: Nikopol et Krivoï-Rog, dans la fameuse boucle du Dniepr que Von Manstein voulait raccourcir.
Pendant cinq jours, les Soviétiques tentent de forcer le passage. La VIe armée ne cède pas et leur impose un temps d'arrêt. Les 30 et 31 janvier, Malinovski et Tolboukhine repartent à l'attaque. Leurs réserves paraissent inépuisables, leurs stocks de munitions illimités devant un adversaire qui n'a pas de renforts disponibles. Les défenses finissent par craquer. NIkopol est enlevée le 8 février.
Krivoï-Rog tombe le 22. Toute la rive méridionale du Dniepr est perdue, et avec elle le manganèse et la perspective de tendre la main à la Crimée. La VIe armée qui a su éviter l'encerclement, se retrouve au-delà de l'Ingulets.
Tcherkassy
Durant ce temps, le saillant de Korsum vit des heures décisives. Vatoutine et Koniev sont parvenus à en fermer l'issue.
Joukov a obtenu l'accord de la Stavka pour son «petit Stalingrad ». Koniev, le 25 janvier, a lancé trois armées vers le nord-ouest depuis Kirovograd.
Vatoutine, le lendemain, a démarré en sens contraire à 200 km de là. Le 28, la trappe se refermait à mi-route, à hauteur de Zvenigorodka. Un nouveau «kessel» (chaudron) voyait le jour. Deux corps d'armée étaient pris dans la nasse.
Joukov, qui coordonne l'action, pourrait ordonner à Koniev et Vatoutine de poursuivre vers le sud-ouest. Les Allemands, bousculés, n'auraient, sur-le-champ, guère de moyens pour s'y opposer. La Ière AB est engagée plus au nord, la VIIème armée plus au sud. Toutes deux ont laissé un corps d'armée dans le chaudron. Ce que redoutait Von Manstein, la marche sur le Bug et le Dniestr, risquerait alors de se produire.
Mais Joukov ne regarde pas si loin, d'autant qu'il a évoqué un «petit Stalingrad» auprès de la Stavka. Il opte pour un dividende immédiat: détruire les 11 divisions qu'il est persuadé tenir dans ses rets. Koniev et Vatoutine reçoivent l'ordre de renforcer solidement le périmètre autour de Korsum.
Von Manstein a trop en l'esprit le souvenir de Stalingrad pour ne pas vouloir réagir très vite. Il s'efforce aussitôt de rassembler un élément de rupture de l'encerclement. La neige puis la boue freinent le regroupement de deux corps blindés et leur démarrage. Hitler ne facilite rien. Evidemment, il a ordonné de résister sur place, comme à Stalingrad. Il interfère dans les directives de Von Manstein, prescrivant le transfert sur Nikopol du 24e CA prévu pour la contre-attaque.
A l'intérieur de la poche, ils sont environ 56000, Allemands, Autrichiens, mais aussi Belges, Hollandais, Scandinaves de la division SS Wiking et de la brigade d’assaut SS Wallonie. Pour les Waffen SS, il est hors de question de tomber aux mains des Russes. La fureur du désespoir les anime. Les combats seront acharnés.
Les Soviétiques pensent avoir partie gagnée. Sous leur pression, la poche s'est rétrécie. Elle ne mesure plus que 45 km sur 15. Le 8 février, le commandement russe offre une capitulation qu'il promet honorable ; elle est rejetée. Les ralliés sont appelés à la rescousse. Seydlitz, fait prisonnier à Stalingrad et devenu vice-président du « Comité national de l'Allemagne libre », s'adresse par radio à ses anciens camarades. Des tracts reproduisant sa déclaration leur sont largués par avion sans trouver écho. Les généraux Stemmermann, Lieb et leurs hommes sont décidés à se battre.
Tenace, Von Manstein a regroupé une force d'intervention. Le 3e CB passe à l'attaque à partir du 4 février. Le 8, les éléments de tête de la 16e PD et de la Leibstandarte SS Adolf Hitler bordent la rivière Gniloï Tikitch. La 1ère PD occupe dans la nuit le petit village de Lisianka, à 35 km au sud-ouest de Korsum.

Les assaillants ont marqué des points. Von Manstein, dans ses Mémoires, mettra à leur actif 700 chars et 150 canons détruits. Ses hommes ne sont plus qu'à 13 km de l'extrémité du chaudron. Mais ils butent sur deux obstacles: la cote 239, puissamment tenue, et la Gniloï Tikitch. La rivière, large d'une vingtaine de mètres et profonde de deux, représente, faute de ponts, une coupure infranchissable pour les Tigre et les Panther. Il n'est plus possible de poursuivre. Les assiégés doivent terminer l'ouvrage.
Von Manstein prend ses responsabilités. Le 16 février, il passe un ordre laconique mais précis: « Mot de passe: liberté. Objectif: Lisianka. 23 heures. » Chacun, à l'intérieur du chaudron, sait désormais ce qu'il doit faire.
16 février, 23 heures, la nuit est noire. Pas de lune, pas une étoile. Un vent glacial, qui souffle en rafales du nord-est, pousse vers la « sortie» et frappe l'adversaire au visage en entraînant des tourbillons de neige. La boue s'est solidifiée sous une croûte de neige durcie. Les routes et les chemins sont rares. La progression s'effectuera en rase campagne parmi les vallons piquetés de boqueteaux et de marécages. Cap général: plein sud-ouest.
Les deux corps d'armée progressent sur trois files. Papiers, documents ont été détruits avant le départ. Les blessés intransportables ont dû, souvent, être laissés sur place avec les médecins et les infirmiers, à la merci des Rouges.
Degrelle, qui a pris le commandement de la division Wallonie, a, pour sa part, refusé d'abandonner le corps de son chef, le lieutenant-colonel Lippert, tué à Novo-Buda. Quatre légionnaires le portent sur une échelle trouvée dans une isba. Le général Stemmermann s'est placé à l'endroit le plus dangereux: à l'arrière, pour mieux contrôler la fin du repli.
A la baïonnette, les sections de tête forcent les premières positions, mais l'alerte est donnée. Le paysage s'embrase. Les fusées éclairantes montent vers le ciel. Les T/34, embossés derrière des monticules ou des touffes buissonneuses, choisissent leurs cibles. Les salves d'artillerie s'abattent au hasard, jetant la mort et la confusion. Par petites colonnes, se fixant aux lueurs des départs, les Allemands s'efforcent de s'infiltrer entre les mailles des défenses adverses. Des groupes y parviennent. D'autres se heurtent au feu des barrages ou à l'opiniâtreté des fantassins de Vatoutine.
Le jour se lève sur un spectacle de mort. Sur une vingtaine de kilomètres le goulet par lequel les assiégés de Korsum ont essayé de s'échapper porte la trace des mêlés de la nuit. Des cadavres d'hommes et de chevaux gisent épars. Des chariots achèvent de se consumer, soulevant de temps à autre l'explosion d'un lot de munitions. Quelques-uns, transportant des blessés, ont été écrasés par des blindés, accentuant l'horreur des drames vécus. Partout, des armes, des équipements abandonnés recouvrent le sol et la neige boueuse.
Pourtant, pour les deux corps d'armée, ce n'est pas un désastre absolu. En plusieurs endroits, le contact a été renoué avec les amis avant la fin de la nuit.
On s’est hélé dans des clameurs d'enthousiasme au mot de passe de « liberté ».
En d autres secteurs, il reste la Gniloï Tikitch. Son courant est violent. Les sapeurs du 3e CB travaillent pour lancer des passerelles. A défaut, les hommes tentent la traversée à la nage. Certains se noient. Les rescapés sortent à demi nus des eaux glacées. A la mi-journée, tout semble terminé.
Un peu moins de 35 000 hommes se sont esquivés. Les autres sont morts ou prisonniers. Le général Stemmermann a été tué. Chaque camp crie victoire. Les Allemands pour s'être dégagés. Les Soviétiques pour avoir écrasé le chaudron. Les arguties de la propagande nazie n'enlèveront rien à la véracité des évènements. Plusieurs divisions ont disparu. La saignée de Tcherkassy s'ajoute à d'autres, vidant un peu plus la Wehrmacht de sa substance. Et ce au moment où la pénurie d'effectifs se révèle sans remède. Quant à l'Armée rouge, elle a encore augmenté son acquis en Ukraine.
Hitler, placé devant le fait accompli, se tait. Il félicite et décore les rescapés, mais sa rancœur s'accroît contre Von Manstein qui a pris tant d'initiatives contraires a ses instructions. Le maréchal en paiera bientôt le prix.