Cher journal,
La chance s’offre enfin à moi après plusieurs mois d’attente ! L’institution de la loterie civique par le Parti a fait de moi un homme comblé, un père et un époux dévoué, et un camarade heureux. En effet aujourd’hui, lors de l’attribution citoyenne des postes vacants, j’ai eu la joie de me voir offrir le poste de Gardien de la Salubrité des Camarades. En clair, tenir le registre dans un check point et filtrer les aller et venues de nos compatriotes et des étrangers. Mission essentielle s’il en est, tant la hargne des impérialistes vient suinter jusqu’à nos frontiéres. ..

Départ du Kolkhoze dés demain, et en route pour Grestin-Est !
Je ne suis pas mécontent de laisser les champs derrière moi, d’autant plus que la terre n’est pas clémente ici. Comme le Commissaire Politique nous l’a rappelé, c’est la faute de l’empoisonnement aux Nitrates. Les Nitrates sont les pires agents de la CIA, puisqu’ils en viennent même à souiller la Mère Patrie. Il faudra que je demande le portrait robot d’un Nitrate, afin de le dénoncer aux sentinelles si je le vois traverser la frontière.
L’arrivée en ville signifiera aussi que je n’aurais plus à me sustenter de betteraves à tous les repas. Tatiana a beau être une bonne épouse et une cuisinière réputée, elle a fait le tour des recettes à base de cet ingrédient. Son dernier pain à la betterave m’était ainsi resté sur le ventre pendant plus d’une journée, même si je m’étais interdit de régurgiter le tout par respect pour les camarades morts de faim.
Mais il n’y a pas que la cuisine … Grestin-Est, ça signifie l’accès à l’électricité, l’eau courante et à des logements prioritaires pour les agents de l’Etat !

J’admets, cher journal, éprouver une petite satisfaction crypto-bourgeoise à l’évocation de ce deux pièces qui accueillera notre petite famille ! Il faudra peut être que je me dénonce pour cela, mais j’aime profiter de ce sentiment étrange. Les enfants sont fous de joie, j’ai même vu Piotr faire quelques bonds avant de tomber d’inanition. La peau habituellement livide de notre Sarah s’est également tacheté de quelques rougeurs tandis qu’elle évoquait les possibilités infinies et inconnues de la grand’ ville. Je l’ai sévèrement admonesté pour éviter tout dérapage. « Sarah, ma grande, tant que tu seras mineure, lui-ai-je dit, tu ne courras pas les garçons ! Tu pourras les rencontrer à tes 34 ans, pas avant ! »
Le message est bien passé et Sarah s’est également évanouie, ses rougeurs (qui n’avaient finalement rien à voir avec l’émotion) ayant encore progressé. Le Camarade Médecin n’a pas pu trancher clairement entre le botulisme et une allergie aux betteraves, mais s’est montré confiant quant aux bénéfices de l’air de la ville sur le teint pâle de notre fille. « Nos industries lui apporteront cette couleur grise qui lui manque au visage ! » m’a-t-il affirmé avant de me serrer la main et que nous ne chantions tous les deux à belle voix l’hymne national Arstotzkaien.
Je m’arrêterais là, cher journal, puisque ma bougie en graisse de betterave va bientôt s’éteindre. Nous avons fait la valise tantôt : Livre de la Jeunesse d’Arstotzka, Paroles Mirifiques du Guide, Petit Livre Pourpre, bref que du classique. Tout le reste de nos affaires restera sur place, l’Etat nous livrera de nouveaux vêtements et meubles dans notre appartement Est-Grestinois.