Le 24 décembre 1920
Très chère maman,
Comme le temps passe vite ! Voilà déjà 11 mois qui se sont écoulé depuis ma dernière lettre, et mon devoir de fils m’impose de te donner de mes nouvelles. Avant de commencer par les dernières infos, je tenais à t’annoncer que juste après ce devoir d’écriture, je vais passer Noel avec des amis goys. Cela devrait, je l’espère, assez t’enrager pour que je n’ai pas à t’écrire avant encore quelques mois.
Concernant la gestion des studios, je dois avouer que cinéma et sinécure ne vont pas de pair. Je t’avais informé déjà que nous tenions une vedette (qui a confirmé avoir d’autres talents, je t’en parlerais plus loin), j’ai du ensuite m’atteler à la découverte d’un réalisateur prometteur.
Je t’avais parlé, je crois, de ma rencontre à venir avec Georges A. Thrawn, un metteur en scéne prolixe qui m’avait envoyé un script de 2500 pages parlant de guerre dans les étoiles, d’empereur maléfique, de Ying et de Yang et que sais-je encore. L’homme m’étant éminemment sympathique, j’ai réussi à le faire renoncer à ce scénario qui ne marchera jamais.
Comme je l’avais invité à un barbecue, il a brûlé devant moi l’intégralité de son script original et nous n’en avons plus reparlé. Néanmoins, je l’ai senti aussitôt bien plus maitre de lui, et capable de s’adonner enfin à quelque chose qui pourrait rapporter de l’argent.
Nous avons eu quelques divergences de fond sur le scénario à retenir pour la premiére œuvre des studios Pouf Prod Burg – TM.
Notre bailleur de fonds prussien, Von Aasen Jr, tenait à tout prix à une œuvre grandiloquente sur le patriotisme américain avec une histoire relatant le passé grandiose de l’Amérique. C’était un peu trop osé pour un premier film, et GA Thrawn ne s’en sentait pas le courage. Lors d’une beuverie dans un cocktail mondain, notre patron teuton a soufflé l’idée à un autre réalisateur, D.W. Griffith, qui en a tiré aussitôt une superproduction nommée « Intolérance » et qui a déjà rapporté plusieurs millions de dollars. C’est cocasse quand on voit ce qui est arrivé parallèlement au film que nous avons finalement choisis, et explique peut être la méfiance qui règne depuis entre les producteurs et moi.
Nos scénaristes étant pour la plupart des recrues tout juste sorties d’établissement pénitentiaires, nous sommes partis sur un scénario intitulé « le petit Groom » et pour lequel nous étions au moins tous d’accord pour dire qu’il était particulièrement indigent. Tu aimerais beaucoup, mère, d’autant plus qu’involontairement le film est raciste (mais tu serais bien la seule à y voir là une qualité)
Nous avons alors commencé à mettre en place une équipe technique parce que les mauvaises langues m’annonçaient que le personnel était payé à rien faire (ce qui s‘est vu quand j’ai enqueté discrétement auprés de G.A. Thrawn)
J’ai d’ailleurs reçu encore une recrue des Von Aasen, un jeune allemand en voyage d’étude nommé Fritz Lang, et qui tenait à tout prix à tenir une caméra. Il n’avait visiblement pas le talent pour ça, et je l’ai renvoyé chez lui en lui faisant promettre d’essayer de trouver un travail honnéte, comme banquier ou notaire, par exemple.
Comme je pensais aussi au prochain film qui suivrait, j’ai engagé une actrice ayant déjà un certain vécu. A 18 ans c’est bien simple, la petite Boudi-Bouda en paraissait déjà 30. Elle est férue de cinéma, me parle sans arrêt des œuvres soviétique (oui, je sais, cela ne se fait pas entre gens civilisés) et essaye de se faire passer pour une espionne au profit d’une quelconque grande puissance. C’est en fait une danseuse de cabaret moyennement talentueuse, mais Von Aasen m’a dit grand bien de son jeté de Rhin (?)
Par la suite, comme elle était inoccupée, la camarade Boudi-bouda a apparemment tenté de pervertir l’esprit de tous les artistes et techniciens du studio, heureusement sans résultats (même si elle s’est beaucoup acharné sur mon acteur en le suivant toutes les 5 mn…)
Il faudrait que je veille au grain, car si les histoires d’amour entre de grands artistes peuvent rapporter beaucoup d’argents, j’ai peur qu’entre des acteurs de seconde zone, cela ne m’améne plutôt un sacré lot d’emmerdes (tu m’excuseras ces paroles, chére môman, c’est ainsi qu’on parle sur la côte ouest)
Enfin ceci étant, le tournage a commencé. Il n’y avait que 3 scènes, un seul acteur, un seul décor, on en avait pour une petite semaine de tournage, d’après nos estimations. C’était sans compter sur le nouveau talent de Kara Iskandar, la cabotinage. C’est bien simple, au bout d’une seule journée, le seul moyen de le faire venir sur scéne, c’était d’applaudir tous à son arrivée…
Il faudra donc que je remette un peu d’ordre dans tout cela, certes… Puis le pére de Kara Iskandar, que je croyais mort, a déboulé un matin sur le plateau, poursuivant son fils en réclamant l’argent que ce dernier aurait dérobé en quittant la maison.
J’ai d’ailleurs appris que les Iskandar n’étaient pas slovènes ou de toute autre nationalité à la guturalité exotique et chaleureuse, mais originaires de l’Oklahoma. J’ai été quelque peu douché, je ne te le cache pas, chère mère, et me suis demandé si ce travail était bien fait pour moi. Je rêvais aux palmiers, à l’argent facile et aux cocktails à la nuit tombée avec des actrices célèbres, or j’ai finalement l’impression de gérer une batterie de volailles.
Le temps que le tournage, interrompu pour ces raisons familiales, reprenne, j’ai décidé d’agrandir un peu les studios, sachant pertinemment que si le public accepterait un film tourné sur un fond de linge sale, il n’en accepterait pas deux de suite.
Von Aasen Jr a allongé quelques milliers de $ supplémentaires, nous avons rajouté un décor de western vrai à s’y méprendre pour un citoyen de New-York ou de Washington, et avons fêté les premiers 50.000 $ dépensés.
J’ai cru comprendre que Von Aasen Sr attendait dés lors un minimum de résultats pour redorer son blason. On parle d’une commission d’enquête au Sénat pour étudier l’aide apportée à l’Allemagne de 1914 à 1916, et un petit bol d’air avec un succès public lui ferait du bien. Enfin tout cela je l’ai appris plutôt par les journaux, puisque le fils passait encore son temps à des activités chronophages et exigeantes comme le farniente sur la plage et le travail acharné aux tables de craps.
Nous avons enfin terminé le film non sans quelques soucis (Georges A. Thrawn tenait à tout pris à mettre en place ce qu’il appele un traveling avant, à savoir à faire avancer la caméra durant la prise, ce qui n’est pas des plus faciles avec du materiel pesant plusde 130 kgs, tu dois t’en douter) et avons soumis le film au premier ban-test (un public trié sur le volet donnant son avis sur le films peu avant sa sortie)
Comment dire … même si je ne m’attendais à rien, je trouvais quand même l’occasion d’être déçu. Aprés 6 mois de tournage, la critique la plus positive concernait la bonne entente entre les différents comédiens (ce qui en soit était encore à esperer, puisqu’il n’y en avait qu’un)
Nous voilà donc, chère maman, à la veille de Noel et de la sortie du film et je ne te cache pas que, en mon fort intérieur, j’ai peur de devoir, d’ici quelques mois, supporter de nouveau ta présence à New-York suite à l’échec cuisant qui s’annonce. Nous avons dilapidé un tiers de la somme initiale, embauché un acteur mythomane originaire de l’Oklahoma avec un physique taillé pour les films d’horreur, l’avons plongé dans une comédie vaseuse de 10.000$ dont je n’ai pas encore compris quel était le ressort humoristique, et attendons le carnage à venir quand le film sera distribué dans les salles…
Enfin je te laisse là avec mon désespoir et vais donc aller noyer mon chagrin en fêtant les 1920 ans du petit opportuniste dont tu detestes tant que je te répète le nom.
Te souhaitant un Noel aussi triste que le furent les précédents,
Ton fils unique,
Samuel Marloufberg
Bilan fin 1920 :
