Bien chers Parents,
J’ai une occasion, enfin, pour vous écrire. Un de mes camarades de Tunisie, un capitaine, quitte Damas demain matin (dans quelques heures, car il est déjà 3 heures du matin…) […]
J’ai pris cette décision de me rallier à la France Libre en toute connaissance de cause, malgré tous les dangers, tous les ennuis que cela présentait pour moi, pour mon avenir et ma carrière. Là est la seule voie. Vous êtes si mal renseignés en France que vous pouvez peut-être croire que ce mouvement n’avait pas de raison d’être. Là est l’erreur. Grâce à nous, grâce à nos morts, à nos volontaires, la honte de l’armistice d’il y a 14 mois s’atténue. La guerre n’est pas finie pour nous et la France n’est pas vaincue. Une défaite, si lourde soit-elle, ne peut être définitive pour notre Pays. De cela, nous sommes convaincus.
J’ai vécu, vous le devinez aisément, des heures terribles, couru pas mal de dangers. Jusqu’à présent, tout ce que j’ai désiré, voulu, s’est réalisé et ma confiance dans ma chance reste aussi grande. Je vis en soldat et non en résigné, comme on vous le prêche en France. Il m’a fallu beaucoup de volonté pour ne pas m’abandonner au désespoir de vivre séparé des miens, de vous. Et pourtant, réfléchissez… Que peut-on condamner de nos sentiments, nous qui voulons nous battre contre l’ennemi, le seul qui occupe notre Patrie, qui retient prisonniers près de 2 millions de jeunes Français ? Mon Père doit me comprendre, lui qui a vécu les heures tragiques de la dernière guerre. Chez nous se retrouvent des hommes de tous âges, de toutes origines, de toutes confessions politiques et religieuses. J’ai dans mon Bataillon un volontaire de 67 ans, ancien combattant, des familles composées de plusieurs frères ou cousins, du père de ses fils. J’ai des soldats et gradés licenciés, magistrats, professeurs, ouvriers, patrons, colons, employés, riches, pauvres. Il y a de tout, absolument de tout et tous n’ont qu’un rêve, un espoir : se battre pour libérer la Patrie que pas un sur cent ne connaît. Aussi, soyez sans crainte aucune pour moi, malgré ma peine d’être encore loin de vous, d’être séparé de ma femme, de Michel, de François, qui a deux ans aujourd’hui et que je ne connais pas, je préfère mon sort à celui de mes camarades non ralliés, pour qui l’idée de se battre reste bien lointaine – malgré l’héroïsme dont presque tous ont donné la preuve avant juin 1940.
Je vous écris tout cela qu’un ami sûr vous portera lui-même pour que, si je ne devais pas revenir, vous n’ayez pas à avoir honte de moi, et au contraire pour que vous soyez fiers de ce que j’ai fait. Je m’arrête car il est tard. Vous trouverez avec cette lettre quelques photos et souvenirs de Jérusalem où je suis allé en août quand j’étais en Palestine. Vous vous les partagerez. Tâchez de m’écrire à cette adresse, mais renseignez-vous auparavant, car la correspondance avec les traîtres et rebelles que nous sommes est soumise à des règles très strictes : Chef de bataillon Broche, Bataillon du Pacifique, Damas, Syrie.
Je vous quitte. Ayez foi en mon étoile, soyez courageux. Soignez-vous bien. Embrassez pour moi tous les parents et recevez mes plus affectueuses caresses.
16 FEVRIER 1942 : DESERT DE LYBIE
Aujourd’hui, les marsouins ne sont pas du tout, mais alors pas du tout contents ; c’est à en devenir enragé et, il y a de quoi : après avoir amoureusement aménagé de solides positions nous sommes aimablement mais très fermement invités à exercer nos petits talents de terrassiers ailleurs ; c’est à croire que nous sommes spécialisés dans la construction s’emplacements de combat pour les petits copains qui n’ont plus eux qu’à se vautrer dans des positions toutes aménagées. Après avoir craché nos tous derniers gros mots (on ne peut plus en dire, on a le gosier enroué) c’est le cœur un peu soulagé qu’on saute dans les camions pour aller nous échouer on ne sait trop où et d’ailleurs on s’en f… Tiens, on n’a pas été très loin ; il fait encore grand jour. Seulement, pas affriolant l’endroit, une petite élévation rocailleuse de cinq kilomètres sur sept environ, sur laquelle il pousse autant de violettes que sur un œuf. Du sable, toujours du sable ; de tous côtés et à perte de vue ce n’est que l’immensité sableuse ; la grande paix du désert quoi !
Tout ce qu’il faut pour calmer les nerfs. Ce coin rêvé a même un nom, on ne l’aurait jamais cru : ça s’appelle BIR HACHEIM Du coup, j’en ai l’eau à la bouche, je vois de l’eau partout, de grands robinets d’eau, des ruisseaux d’eau, des fleuves d’eau, où je plonge avec délice ; Ouais, redescends vite sur terre mon ami car si BIR HACHEIM veut dire en arabe : point d’eau ou quelque chose d’approchant, il y a bien longtemps que ce n’est plus qu’un souvenir et de l’eau … il n’y en, a point en effet. Par contre, nous avons hérité d’un fort qui consiste en un vague tas de pierres sèches posées les unes sur les autres et prêts à s’écrouler sur la fiole du téméraire assez fou pour mettre les pattes dedans. Voilà en gros le secteur sue nous avons pour mission de rendre aussi hargneux que possible. Nos inséparables pelles et pioches sont sorties avec tout le cérémonial dû à des instruments de première nécessité et, distribuées à la ronde avec tant de générosité par ce vieux renard de PAYATUA qui s’est chargé de ce … travail qu’il a oublié de s’en réserver une ; et quand on lui en fait aimablement la remarque, il fait semblant d’en être navré, le salopard. Après quoi, chaque exécutant confortablement calé sur le manche de son outil regarde son voisin avec le vague espoir de le voir faire le boulot ; ça dure un bon moment, mais comme personne n’a l’air très chaud, c’est avec des soupirs à faire fondre le Pôle Nord qu’on finit par s’y mettre tous ensemble. Un bing caractéristique finit de nous décourager également, tous ensemble ; pas moyen de se tromper, nous sommes tombés sur de la roche, le seul endroit rocheux sur des kilomètres et des kilomètres à la ronde et il a fallu qu’on tombe dessus pauvres de nous. Pendant un bon quart d’heure, l’endroit n’est pas à fréquenter, tout au moins par une jeune fille bien élevée qui ne soit atteinte de myopie et aussi de surdité ; de surdité très aigüe.
2 MARS 42 : BIR HACHEIM
En dehors de leur usage initial de faire partir des obus, les gargousses nous rendent quantités d’autres services ; surtout celles en forme de macaroni ; on s’en sert comme pétard après leur avoir fait subir une légère transformation ou, comme paille pour déguster nos deux litres de flotte journaliers mais on les utilise surtout pour rallumer nos réchauds parce qu’on est un peu à court d’allumettes. Pour ça, on prend une baguette de ... et on la flanque sur le bec encore rouge du réchaud ; ça fait pouf et ça se remet automatiquement en marche. Il y a d’autres fois, ou par inadvertance, c’est tout le paquet qui se casse la g…sur le Primus ; là alors, ça fait un peu plus fort que pouf et tout le monde est éjecté dehors, la toiture d’abord, que le cuisinier a défoncé… en passant. La marmite suit immédiatement derrière précédent de peu le fourneau qu’on peut remettre presque aussitôt en marche quand par hasard il n’a pas explosé.
Il arrive quelquefois où c’est le marmiton qui est hors d’usage pour un certain temps et je parle en connaissance de cause puisque j’ai passé une journée entière à me tortiller le bras brûlé.
El Adem et Tobrouk sont les bases de ravitaillement des unités du front. Au début de l’hiver, les puits assez nombreux dans le désert ont de l’eau, mais le centre de distribution, ravitaillé par tanker, est à Tobrouk. La ration est de un gallon par homme et par jour (quatre litres et demi), pour boire, faire la cuisine et la toilette. Mais les Français Libres, étant Français Libres , se ravitaillent à plusieurs points d’eau, les unités voulant, petit à petit, faire des réserves. Au début d’avril, les Britanniques découvrent le stratagème. Ils décident de nous rationner à trois litres et demi par homme et par jour et donnent des instructions très strictes à la Military Police chargée de la garde et de la distribution d’eau. De plus, ils ont la délicatesse de nous ravitailler avec des légumes déshydratés : carottes et pommes de terre.
Un jour, je reçois du Commandant LAURENT-CHAMPROSAY la note suivante : Lieutenant Jochem, il manque 36 litres d’eau à l’état-major du régiment. Les remplacer dans les 48 heures, sinon 15 jours d’arrêt pour le responsable .
Cette mise en demeure, écrite au crayon à encre, cher au Commandant, sur un carnet à souches, m’incite à faire des reconnaissances dans le désert pour trouver des puits non gardés : Bir Hakeim est le point fort le plus au sud du dispositif Britannique. Au-delà, on ne rencontre que des bédouins transhumant avec des troupeaux de moutons, faisant le trafic d’équipements militaires, tout particulièrement des boussoles sur bain d’huile et d’armes récupérées. Je repère quelques puits non gardés ; petit à petit, les batteries constituent des réserves d’eau. Au cours d’une de ces patrouilles, avec Jacques PIGNEAUX DE LAROCHE , nous achetons une douzaine d’œufs au prix d’une livre anglaise l’œuf et un poulet pour dix livres. Quelle délicieuse omelette de douze œufs pour nous deux !
Vers le 15 mai 1942, l’attaque allemande se précise à la suite de l’arrivée, en Libye, de deux convois transportant des chars et du matériel. Je suis convoqué par le Général Koenig, qui, informé de mes recherches, me demande de faire une mission avec toutes les citernes et récipients disponibles de la brigade, afin de constituer une réserve d’eau pour les unités de Bir Hakeim. J’organise une patrouille comprenant deux camions citernes Bedford, de 1 000 litres chacun, 3 camions avec des fûts de 200 litres et des jerricans, et un camion équipé de deux mitrailleuses servies par un Maréchal des Logis, Nord africain. La patrouille, si mes souvenirs sont exacts, comprend le Chef ROBIN, des Nords Africains et des Sénégalais. Nous emportons cordes et seaux, réserves de vivres, d’eau et d’essence.
Nous nous enfonçons dans le sud, vers Bir El Gobi, mais les premiers puits sont secs,... d’autres étaient passés avant nous. Nou roulons depuis 24 heures, et nous trouvons, enfin, un puits contenant de l’eau, à environ 100 kilomètres de Bir Hakeim ; malheureusement, ce puits est gardé par la Military Police avec la liste des unités pouvant se ravitailler, les Français Libres n’y figurent évidemment pas. J’arrête le convoi et après avoir présenté mes papiers d’identité, et ordre de mission j’essaie de parlementer. Les Sénégalais s’approchent du puits avec seaux et cordes, mais un M.P. en bouscule un, qui se retrouve par terre. Il se relève fou furieux, court vers le camion prendre son mousqueton.
Je le calme. Je m’approche à nouveau des M.P., quand l’un d’eux, arrogant, posant sa main sur son revolver, me dit : Do you know that ? Je réponds is that so , et je donne l’ordre aux nords Africains de mettre une mitrailleuse en batterie. De nouveau, je m’approche et dis au M.P. : May I take water now ? Outré, le M.P. m’injurie en criant you bloody fucking french . Tous les récipients et citernes remplis nous repartons sur Bir Bu Maafes.
Le lendemain, je me présente, rayonnant, au P.C. du Général KOENIG : Mission accomplie, mon Général , Koenig me répond Je le sais, tu as un rapport au c..., qu’importe, nous avons des réserves d’eau.