Les troubles en Europe débutent à Vienne et en Allemagne. Les révoltes en Europe et l'affaire de Lille excitent les radicaux. Faiblesse des libéraux mais invisibilité des radicaux. Campagne des banquets. Les radicaux s'en emparent. L'interdiction du 20 mai. Sérénité ou aveuglement du Roi et du gouvernement.
Ce n'est pas en France que l'étincelle apparut en premier mais au sein des domaines de la maison d'Autriche. A Vienne, on put croire un court instant les institutions impériales menacées. Une manifestation de mécontents saccagea la ville avant d'être fermement maîtrisée. Si les émeutiers échouèrent à chasser Metternich et encore moins l'Empereur, ils inspirèrent des imitateurs partout en Europe. Dans de nombreuses principautés allemandes, de telles émotions se reproduisaient et les troupes prussiennes, sous les couleurs de la Confédération Germanique, avaient fort à faire pour éviter le débordement des princes. L'Autriche elle-même ne souffla guère, Vienne étant à peine pacifiée qu'il fallait à présent mettre le Royaume Lombardo-Vénétien sous une rude loi martiale afin d'éviter que là aussi le feu ne prenne de manière incontrôlé.
En France, on n'avait guère oublié l'affaire récente de Lille, que ce soit pour s'en effrayer ou s'en inspirer. Pis encore, l'agitation européenne, bien qu'elle n'eût produit aucun fruit à ce moment là, excitait imprudemment les imaginations bien au delà des cercles radicaux. Que des voix telles que celles du Constitutionnel, voire du Journal des Débats, s'enflammassent pour les tribulations des peuples européens était aussi romantique qu'irresponsable. C'était s'éclairer d'un allumette dans une poudrière. Les radicaux ne s'y trompaient pas depuis 1830, utilisant les causes extérieures quand leurs mots d'ordre démocratiques perdaient de leur portée. Comme leurs prédécesseurs de 1792, ils pensaient pouvoir faire chuter la monarchie en lui faisant, dans un premier temps, prendre le chemin de la guerre extérieure. Ce chemin, Louis-Philippe l'avait adroitement évité, en particulier dans les cruciales années 1830-1832.
Ainsi, les cabarets et les cafés bruissaient dans certaines villes et en particulier à Paris. Et pourtant, ce qui remonte des rapports préfectoraux et de l'étude des documents locaux, c'est la faiblesse des libéraux, pour ne rien dire des radicaux.
Il n'y a que dans l'Ouest où l'opinion semblait majoritairement acquise aux libéraux modérés et plus bruyante sur la réforme électorale. Ailleurs, les préfets soulignaient l'habituel atavisme de la majorité de la population, demandeuse de calme et de morale publique.
C'était oublier que les majorités ne font pas toujours l'histoire. Tous n'avaient pas cette confiance et, à la tribune de la Chambre, le député Tocqueville s'en émut, quelques semaines après les événements de Lille :
Tocqueville s'inquiétait-il des banquets? La campagne avait commencé en 1847, sous l'impulsion de Libéraux et de réformateurs dynastiques souhaitant promouvoir la Réforme tout en contournant l'interdiction des réunions politiques. Progressivement, l'opposition se divisa et les modérés et dynastiques perdirent le contrôle de la créature qu'ils avaient enfantée. Les radicaux, se joignant à l'origine avec amitié aux banquets avaient fini par s'en emparer. Les toasts au Roi, à la Charte et à la dynastie s'atténuèrent et se firent rares. Puis« Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui ne peut pas s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas... que dirais-je ?... un vent de révolution qui est dans l'air ? […] Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j'attaque des hommes contre lesquels je n'ai pas de colère, mais enfin, je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien ! ma conviction profonde et arrêtée, c'est que les mœurs publiques se dégradent ; c'est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles. Est-ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes?»
l'on commença à boire au suffrage universel et parfois même à de vieux mots d'ordre révolutionnaires et au renversement de l'ordre social, bien que les banquets fussent payants afin d'en écarter les classes les plus modestes.
Banquet à château rouge en 1847.
Après l'affaire de Lille, alors que les radicaux s'échauffaient et que les derniers banquets avaient donné lieu à des toats séditieux et parfois scandaleux, le gouvernement n'oubliait pas son mandat d'ordre public. Le ministère de l'Intérieur transmit des instructions de fermeté à ses préfets et la première victime fut un banquet prévu en soutien aux peuples d'Europe pour le 25 mai. Le banquet avait d'abord été interdit, puis autorisé par la préfecture. L'excitation autour de son organisation et l'annonce qu'il serait précédé par un défilé de représentants conduisit la préfecture à l'interdire à nouveau. Les radicaux appelèrent alors à la manifestation, provoquant la crainte des organisateurs. Ces derniers décidèrent alors de mettre fin à leur projet. C'était un banquet modéré déjà annulé à l'interdiction inutile qui monopolisait les esprits.
Laissons la parole à un témoin privilégié:
Au Ministère, l'inquiétude des premiers jours avait laissé place à la confiance, la plupart des mesures d'ordre public décidées en cas de manifestation et d'incidents furent annulées le 27 mai.[b]Choses vues, Journal de Victor Hugo[/b] a écrit :
23 mai — Voici la situation politique telle que la fait la question du Banquet (qui sera donné, à ce qu’il paraît, le 25).
Il y a un lion, d’autres disent un tigre, dans une cage fermée avec deux clefs. Le gouvernement a une de ces deux clefs, l’opposition a l’autre. Gouvernement et opposition se disent réciproquement : — Si tu ouvres avec ta clef, j’ouvrirai avec la mienne.
Qui sera dévoré ?
Tous les deux.
24 mai — Le Banquet continue de préoccuper l’attention. Que se passera-t-il ?
En sortant de la Chambre des pairs, j’étais avec Villemain, M. d’Argout nous a abordés. Villemain a dit : Je voudrais que ce Banquet fût passé. — Oui, a répondu M. d’Argout, nous le voyons cuire, j’aimerais mieux le digérer.
25 mai — M. Thiers est fort contrarié d’être obligé de se mêler de ce Banquet, d’y aller peut-être. C’est l’opposition qui l’a poussé là. M. Duvergier de Hauranne a dit : — Tant pis ! nous l’avons jeté a l’eau. Il faut qu’il nage.
26 mai — M. de Montpensier a dit à l’orfèvre Froment-Meurice qui est chef de bataillon de la garde nationale et qui lui parlait de l’émeute de mardi : — S’il y a émeute, le Roi montera à cheval, y fera monter M. le comte de Paris, et ira se montrer au peuple.
Des canons et des caissons traversent les rues et se dirigent vers les Champs-Élysées.
Le Roi, quant à lui, semble avoir été d'excellente humeur, signe peut-être de sa perte de contact grandissant avec l'atmosphère politique depuis le décès tragique du Duc d'Orléans et de sa sœur, Mme Adélaïde, l'année précédente. Hugo dans Choses vues, donne un tableau vibrant de ces jours:
[b]Choses Vues. Journal de Victor Hugo[/b] a écrit : La semaine qui précéda la révolution, Jérôme Napoléon fit une visite aux Tuileries. Il témoigna au roi quelque inquiétude de l’agitation des esprits.
Le Roi sourit, et lui dit : — Mon prince, je ne crains rien.
Et il ajouta après un silence : — Je suis nécessaire.
Jérôme essaya encore quelques observations. Le Roi l’écouta et reprit : — Votre Altesse a la première révolution trop présente à l’esprit. Les conditions sont changées. Alors le sol était miné. Il ne l’est plus.
Il était du reste fort gai. La reine, elle, était sérieuse et triste. Elle dit au prince Jérôme : — Je ne sais pas pourquoi, mais je ne suis pas tranquille. Cependant le Roi sait ce qu’il fait.