Le système politique entier est dans l'expectative. La conséquence en est l'immobilisme. Agitation et loyalisme. L'évasion de Louis-Napoléon Bonaparte. Progrès scientifiques et technologiques. La démographie française à la fin des années 1840. La récession de 1847. Les troubles politiques s'accroissent.
Les élections de 1845 n'avaient changé ni les opinions ni les stratégies. Chacun pensait avoir à gagner à durer le plus longtemps possibles. Les légitimistes souhaitaient conserver la majorité jusqu'au décès du Roi, espérant réaliser la substitution dynastique à cette occasion. Le Roi espérait quant à lui tenir le plus longtemps possible, espérant qu'un prince Royal plus âgé serait moins facilement substitué. Sa perte de vigueur et d'esprit politique était cependant visible depuis le décès du Duc d'Orléans. Un manque certain d'optimisme avait frappé Louis-Philippe qui n'avait même pas osé faire voter une loi de régence par une Chambre potentiellement hostile qui n'eût guère manqué de se déchirer et de porter des atteintes sévères à la couronne et au principe royal. Les Tuileries étaient conscientes du danger représentant un tel vide juridique mais le Roi espérait repousser au maximum la mise à l'ordre du jour d'un texte aussi brûlant. Enfin, les radicaux espéraient quant à eux que la macération de l'agitation produirait en temps voulu, à la mort du Roi, les conditions du succès d'une insurrection.
Chacun des acteurs institutionnels avait donc intérêt à l'immobilisme. Le Roi vieillissant se faisait de plus en conservateur et craignait l'innovation comme un danger pouvant menacer son trône et l'avenir de sa dynastie. La majorité, quant à elle, désirait éviter au maximum les polémiques et autres disputes parlementaires susceptibles de fâcher les électeurs et d'offrir au Roi l'opportunité d'une dissolution ramenant à la Chambre des députés plus attachés à la dynastie. Des questions qui commençaient alors à agiter la société française, au premier rang desquelles la réforme électorale, n'avaient guère d'oreilles attentives dans les cercles du pouvoir. De plus, la question même de la réforme, au delà des considérations liées aux stratégies politiques, affrontait de nombreuses préventions. Louis-Philippe, comme Charles X et Louis XVIII avant lui, n'avait qu'une confiance relative dans les électeurs et se méfiait des émotions populaires qu'il pensait mouvantes et peu fiables. Au sein de la classe politique et de la presse, l'opinion majoritaire était que conditionner le suffrage à certaines capacités était la garantie nécessaire à un gouvernement représentatif modéré et efficace. Le suffrage universel était vu comme un danger de démocratie* et non pas comme une force potentiellement stabilisatrice. Les légitimistes étaient divisés sur la question, certains craignant un "orléanisme populaire", d'autres ayant les préventions traditionnelles contre le suffrage élargi. Les constitutionnels étaient généralement opposés à la réforme tandis que la gauche dynastique, plus favorable, restait cependant nuancée sur la question. Tous craignaient qu'une réforme électorale, même modérée, ne pût que conduire au suffrage universel et à la fin du régime représentatif.
Si l'agitation était latente et lentement croissante, la popularité royale restait réelle. Le voyage royal à travers le pays de 1846, qui peut apparaître rétrospectivement comme le chant du cygne du règne de Louis-Philippe. Fruit des conseils de Madame Adélaïde auprès de son royal frère, le voyage en chemin de fer du Roi traversa la plupart des départements pendant plusieurs semaines. Le souverain visita des villes, inaugura, prononça quelques discours, salua. On l'acclama, on le salua, on se congratula. Les compte-rendus de cette visite à travers les journaux locaux et nationaux permettent de mesurer son impact sur les plus modestes et la popularité chez ces derniers et en province de la couronne. L'absence de tentative de régicide souligna cet état de fait.
Hélas, les fruits de ce périple ferroviaire royal furent ternis par un évènement qui permit à l'opposition, qu'elle qu'elle fût, de se gausser de la monarchie de juillet et de caricaturer à coeur-joie. Louis-Napoléon Bonaparte, avait su jouer des sympathies qu'il avait pu construire auprès des employés du fort (il trouva, d'ailleurs, le temps de faire deux batards à une blanchisseuse) et des intrigues menées par ses compagnons de détention. Empruntant, tel un personnage de roman, les vêtements d'un peintre du fort acquis à sa cause, le prince-prisonnier faussa compagnie à ses geôliers. Quant sa fuite fut découverte, il était déjà en Belgique. Le lendemain, il était à Londres.
On tempêta à la Tribune contre l'incompétence des gardiens, le laxisme supposé des plus modérés du ministère, contre l'existence supposé de complicités bonapartistes et radicales au sein même des armées. L'affaire en resta cependant là, l'opinion majoritaire considérant que si le prince-agitateur retentait l'un des coups de force qu'il affectionnait, ce serait pour le même résultat que les deux précédents.
Au delà des vissicitudes de la vie politique, ces années 1845-48 comportèrent leur lot de progrès scientifiques et techniques. Les armées bénéficiaient d'avancées théoriques améliorant l'entrainement, la planification, l'artillerie. Les idées du prussien Clausewitz se dévoraient dans les casernes et leur impact était grandissant auprès d'officiers dont le statut social augmentait en même temps que le moral. C'était jusqu'au télégraphe qui trouvait des applications militaires, promettant de futures campagnes bien plus contrôlées.
Les sciences et l'esprit continuaient aussi leurs évolutions. Dans les milieux autorisés, on s'arrachait les ouvrages des théories économiques qu'on appellerait bientôt "classiques". D'autres, dans le renouveau religieux qui touchait alors la France, proposait à contre-courant la sécularisation généralisée de la société. Enfin, la transmission héréditaire de certains traits biologiques était démontrée scientifiquement. On ne pourra guère accuser la France des années 1840 d'avoir été une nation arriérée!
C'était jusqu'à la musique qui était changée par cet esprit d'innovation.
Le dynamisme français se constatait dans le maintien de la vigueur démographique. La natalité du pays commençait certes à baisser, les quatre enfants arrivant de la décennie précédente n'étaient plus que trois. Malgré tout, le maintien d'une natalité vive permettait au pays de conserver son avance démographique sur ses rivaux et de compenser les saignées révolutionnaires et napoléonienne. La France avait de plus des colonies à peupler en Océanie et en Afrique du Nord.
Cette natalité conjuguée à la diminution de la mortalité entraînée par les progrès médicaux et alimentaires permit au pays de franchir la barre des quarante millions d'habitants en 1847. Ce chiffre incluait cependant les colonies. La France métropolitaine affichait tout de même une population de l'ordre de 37 à 38 millions d'habitants.
Plus de 50% de la population exerçait encore une activité rurale. Les dernières décennies avaient cependant vu le développement de la classe ouvrière urbaine, 6% de la population totale, qui concurrençait démographiquement presque le peuple des boutiquier et des artisans de la petite bourgeoisie urbaine. L'opinion, si l'on en croit les journaux de l'époque et l'étude des archives, apparaît alors majoritairement conservatrice bien que l'agitation libérale et radicale grandissante fît sentir ses effets.
Les beaux jours de l'industrie et du commerce se ternirent finalement et vinrent voiler la prospérité générale, accroissant encore la propagande agitatrice. Ce fut d'abord la récolte de 1847 qui s'annonça plus mauvaise que prévue. Heureusement, la France n'était plus à l'époque des crises de subsistance qui la frappaient jusqu'à une période encore récente, notamment grâce au chemin de fer. Cependant, il arriva que des disettes locales commencèrent et partout on sentit fort désagréablement l'accroissement du prix du pain.
La contagion ne se fit guère attendre et frappa, bien sûr, en hiver. Soucieuse du prix des grains et de l'alimentation ainsi que de l'agitation qu'il provoquait, la bourse réagit négativement et la rente plongea, transformant la crise agricole en récession du crédit et de l'industrie, jetant à la rue de nombreux ouvriers de ce jeune prolétariat urbain. Les nuages s’amoncelaient en cette année 1847.
Ce ne seraient sans doute que quelques frémissements de l'industrie et de l'agriculture, comme le pays en avait déjà connu et en connaitrait d'autres, s'ils n'avaient lieu dans le contexte d'agitation libérale européenne. L'apathie qui régnait encore au début de la décennie était un lointain souvenir et des salons de province aux cabarets, on lisait la presse, on débattait politique, on faisait de la propagande. A la lumière des faits, l'observateur est tenté d'ignorer ce qui se trouve dans l'ombre et qui pourtant était autant si ce n'est plus important. Libéraux et radicaux n'étaient pas les seuls concernés par ce remuement ni même les seuls actifs. Dans de nombreux endroits, des clubs plus ou moins légaux de légitimistes, de conservateurs opposés au libéralisme ou au jacobinisme s'organisaient.
On pourra se référer aux nombreux travaux sur le "légitimisme populaire" qui avait aussi permis au pays légal des années 1840 d'être dominé par ce parti.
Autre exemple de la complexité du bouillonnement politique de ces années, le succès du pamphlet de l'Abbé de Coelion, frère du président de la Chambre, dirigé contre les radicaux et les jacobins.
Ce serait se leurrer que penser que ces mouvements réactionnaires arrangeaient les affaires de la monarchie de Juillet. Le renforcement du légitimisme contrariait au contraire les projets du Roi et était autant craint que la montée en puissance des demandes de réforme. Ces dernières se faisaient de plus en plus pressantes, espérant principalement une réforme électorale pour le moment ignorée aussi bien par le Palais que par les Chambres et le Ministères. A ces demandes, le pays légal ne répondait que par un raidissement des chambres et une sourde oreille pour les raisons que nous avons développées plus haut.
Sans doute, si au sein des Chambres et du ministère, et jusqu'aux Tuileries, on avait pu deviner ce que l'histoire réservait à l'Europe en 1848, l'écoute eût été plus attentive.
Janvier 1848 : "le printemps des peuples" commençait.
*démocratie n'a pris un sens positif qu'à la fin du XIXè/début XXè. C'était avant un terme négatif signifiant le gouvernement de la foule, avec l'idée de violence et d’extrémisme.