Prologue:
- Les pirates
du QG !
Le cri du capitaine se perd dans le fracas du canon roulant sur les
vagues. Un tir de boulets s'envole dans un nuage de fumée et
atteint
votre forum de plein fouet ! Le grand mât, sectionné,
s'abat dans un enchevêtrement de cordages et la vergue s'écroule,
écrasant une dizaine de marins !
Une nuée de grappins
s'accroche au bastingage. Les pirates s'apprêtent à l'abordage et
leur sinistre navire se range à côté du vôtre. Le vaisseau roule ses
voiles noires tel un oiseau de mauvais augure repliant ses ailes, et
la gargouille ricanante placée à la proue passe lentement à
hauteur de votre pont. La Belle Dame s'écrit en lettres écarlates
sur les flancs du vaisseau pirate, mais il ne s'agit en l'occurrence
que d'une créature hideuse transportant sur son dos une troupe
de monstres sanguinaires. Le marin à vos côtés se signe et
déclare d'une voix blanche :
- C'est le bateau de
Griffon !
- Qui est-ce ? criez-vous pour couvrir le tumulte de la canonnade.
Le marin se tourne vers vous, interloqué, avant de se rappeler
qu'il s'agit de votre première traversée vers le Nouveau Monde.
-
Griffon est un monstre de la pire espèce, répond-il, l'air
sombre.
A cet instant, les deux navires accostent et les pirates, sabre entre
les dents, se laissent tomber des vergues pour investir le pont en
hurlant comme des damnés. Aussitôt, ils s'ouvrent un passage
sanglant à travers la foule des marins, leurs sabres tranchant
têtes et membres avec une régularité de faux au jour de la
moisson. Le capitaine et ses lieutenants rassemblés autour de la
barre sont rapidement massacrés. Un vent de folie souffle sur le
pont et vous comprenez à leur rictus meurtrier que les pirates ne
feront pas de quartier. La haine vous submerge et vous serrez les
dents dans un grognement de rage. Si l'heure de votre mort est
arrivée, plusieurs de ces gueux vous accompagneront dans ce
dernier voyage. Deux pirates s'élancent à la charge. Vous
esquivez le coup du premier et, empoignant son bras, vous
dirigez son sabre pour embrocher son compère. D'un geste
convulsif, avant de mourir, le pirate fouette l'air de son coutelas
et tranche la gorge de celui qui vient de l'éventrer.
- Bravo ! deux d'un coup !
Vous vous tournez et, pour la première fois, vous posez les yeux
sur
Griffon. Il se tient sur le bastingage, une main sur les
haubans, un énorme pistolet dans l'autre, et exhorte d'un rire
démoniaque ses chiens de mer à se livrer au pillage. Sa silhouette
massive, toute de noir vêtue, lui donne l'air d'un gigantesque
corbeau. Une barbe noire et graisseuse tombe sur son poitrail
comme un paquet d'algues. Une monstrueuse cicatrice lui barre
le visage et une lueur insane brille dans son oeil unique, l'autre
étant masqué par un bandeau de cuir. Lentement, le chef des
pirates lève son pistolet dans votre direction et son regard de
cyclope vous cloue sur place.
- Alors mon gars, lance-t-il en découvrant une rangée de dents
jaunies. Je vais devoir te tuer une fois encore...
« Une fois encore ? » Votre étonnement ne dure que quelques
secondes : une détonation retentit et le monde devient noir. Vous
vous redressez en sursaut, ruisselant de sueur.
- Toujours le même rêve, hein ? dit une voix. Vous regardez
alentour et vous reprenez peu à peu contact avec la réalité. Les
brumes du sommeil se dissipent et vous percevez à nouveau les
grincements sinistres de la coque et le clapotis lancinant des
vagues. Vous vous trouvez dans les soutes de la Belle Dame. Tout
autour de vous, s'élèvent les ronflements des marins prenant un
peu de repos entre deux corvées. A la lueur d'une lampe à huile,
le vieux
Lafrite, le charpentier du bord, sculpte un morceau de
bois, assis sur un rouleau de cordes. Il lève un oeil vers vous et
secoue la tête d'un air dégoûté.
- Cela remonte à deux ans, grommelle-t-il. Je ne comprends pas
pourquoi tu t'obstines à faire ce rêve.
- Un rêve ? Un cauchemar, veux-tu dire !
A ces mots, vous épongez d'un revers de main la sueur qui coule
sur votre front et vous effleurez la cicatrice à l'endroit où la balle
de
Griffon vous a touché. Quelques centimètres plus à droite et
votre cervelle aurait tapissé le pont. Encore heureux que le pirate
se soit octroyé ce jour là une bouteille de rhum en guise de petit
déjeuner. La balle n'a fait que vous entailler le cuir chevelu,
laissant une cicatrice sur votre crâne et un surplus de haine au
fond de votre coeur. La douleur s'est éloignée et ces deux années
passées à bord vous reviennent en mémoire. Vous étiez en piteux
état lorsque les pirates vous hissèrent à bord de la Belle Dame.
Griffon vous avait déclaré inapte au service et comme il ne
pourrait réclamer aucune rançon pour vous, vous alliez finir en
pâture aux requins comme la plupart des blessés après la
bataille. Le vieux
Lafrite prit sur lui de vous soigner et partagea
ses rations avec vous. Vous vous rappelez ces longues semaines
passées entre la vie et la mort, délirant de fièvre, et quelques
images vous reviennent à l'esprit comme dans un miroir brisé.
Vous revoyez la face inquiète du vieux
Lafrite penché sur vous et
vous forçant à avaler quelques gorgées d'eau ou un peu de gruau.
Les cris des marins grimpant aux gréements sonnent à vos
oreilles ainsi que leurs chants avinés montant vers les étoiles les
soirs de victoire. Et, plus que tout, vous revoyez la face haïe
de Griffon, suprême incarnation du mal, tandis qu'il arpentait le
pont en attendant votre mort. Mais vous avez survécu grâce aux
soins attentifs du vieux
Lafrite et vous avez repris des forces. La
mort toutefois aurait peut-être été préférable à l'enfer que vous
alliez connaître comme simple marin à bord du pire vaisseau
croisant en mer Carabe.
Griffon est un fou sanguinaire qui fait
régner la terreur sur son équipage, distribuant les coups au gré
de sa fantaisie. Il semble se repaître du malheur des-autres. La
souffrance est son épice et la mort son plat favori. Plus d'une fois,
vous avez assisté à la flagellation d'un de vos compagnons pour
une faute minime et vous aussi, vous avez dû subir le fouet à ne
plus pouvoir bouger pendant de longs jours, sous les quolibets
de Griffon et de ses sbires. « Tout le monde sur le pont ! » Cet
ordre aboyé vous arrache brusquement à vos pensées et vous
secouez vos compagnons de chambrée avant de filer par les
coursives pour remonter sur le pont inondé de soleil. Griffon se
tient sur le château arrière.
Jag, le second, une brute au
faciès de boeuf, vous pousse aussitôt en grognant :
- Toi, grimpe dans les haubans !
Vous vous exécutez et, en prenant de la hauteur, vous apercevez
par bâbord avant un petit brick vers lequel la Belle Dame fait
route. Le navire pirate a tôt fait de le rejoindre et vous remarquez
à présent une gigantesque croix dressée sur le pont. Le bateau ne
possède aucun canon. C'est de la pure folie, si l'on en croit
l'adage : « Quand tu prends la mer, fais ta prière et remplis bien
la poudrière. » Vous comprenez mieux la raison de cette absence
d'armement à la vue des passagers : ce sont des moines ! La voix
tonnante de Griffon roule par-dessus les flots comme un
grondement de tonnerre.
- Faites halte ou je vous envoie par le fond ! Sortez vos richesses
et vous aurez peut-être la vie sauve !
- Nous ne possédons rien ! clame un moine en retour. Nous
sommes les Frères de la Charité. Nous allons porter la parole du
Seigneur auprès des païens du Nouveau Monde.
Griffon esquisse un sourire de mauvais augure et réplique :
- Pourquoi ne pas évangéliser
le fond des mers
Je ne connais rien de plus sauvage...
Il se penche sur la balustrade et interpelle le canon-nier.
- Maître
Boudi, lâchez une bordée
et envoyez-moi ces
soutanes par quarante brasses de fond,
que le ciel n'entende plus
leurs paroles mielleuses !
Les moines savent qu'ils ne pourront
distancer la Belle Dame et, tandis qu'une rangée de canons sort
des flancs du navire, ils entament un cantique. Leur chant
empreint de sérénité s'envole, porté par la brise et vous ne
pouvez vous empêcher de revoir les vertes vallées de votre pays
natal. La plupart des marins interrompent leur besogne, émus
par la mélancolique beauté du cantique. Vous remarquez même
un ou deux pirates qui ne peuvent masquer leur embarras.
- Paré à faire feu ! hurle
Griffon, électrisé par la perspective du
carnage.
- Non!
Un cri retentit et un maillet de charpentier survole le pont pour
atteindre Griffon en pleine tête. Le bruit vous fait tressaillir,
mais il en faudrait davantage pour ébranler un tel monstre. Le
pirate vacille sous le choc et rattrape le maillet avant qu'il ne
touche le sol. Il se retourne alors, livide de rage. Le filet de sang
coulant le long de sa tempe le rend plus effrayant encore. Son oeil
luisant parcourt l'assemblée.
- Maître
Lafrite ! Ce maillet est à vous, me semble-t-il ?
Le vieux
Lafrite tremble de peur et bredouille, toute velléité de
révolte l'ayant abandonné.
- Je ne... cap'taine. Ce sont des hommes de Dieu ! Je ne pensais
pas...
Griffon essuie le sang qui coule sur sa joue et le porte lentement
à ses lèvres. Il fait signe à deux de ses sbires qui s'emparent de
Lafrite et le traînent sans ménagement jusqu'au château arrière.
- Posez sa tête sur le bastingage, les gars, dit
Griffon d'une voix
doucereuse, tout en jouant avec le maillet. Vous avez raison,
maître Lafrite, vous ne pensez pas. A quoi sert une tête quand il
n'y a rien dedans...
Vous saisissez avec horreur les intentions du pirate et vous
descendez vivement de votre poste. Trop tard, hélas ! Le maillet
s'abat avec fracas et un bruit d'amphore brisée résonne sur le
pont silencieux. Tous les hommes d'équipage détournent la tête,
à la limite de la nausée, tandis que les pirates ricanent et
approuvent le geste de leur capitaine. Le corps sans vie du vieux
Lafrite est jeté par-dessus bord.
- Maudit sois-tu, Griffon ! jurez-vous entre vos dents, en posant
pied sur le pont. Je jure de te faire payer cher pour ce crime.
- Tu n'es pas le seul à vouloir sa perte, chuchote une voix dans
votre dos. Mais reste calme si tu ne veux pas subir le même sort.
Vous vous retournez vers trois matelots -
Math, Boudi et
Locke- enrôlés de force, comme vous, après l'abordage de leur
navire.
- Nous avons un plan, murmure
Math. Si nous restons à bord,
nos jours seront comptés. Nous sommes de quart ce soir. Nous
comptons nous enfuir à bord de la chaloupe, avec un peu de
matériel et tenter de rallier Port Leshand.
- Quatre cents milles en haute mer sur une simple chaloupe !
Vous courez à votre perte !
- Mieux vaut périr dans l'océan que sur ce navire de malheur,
réplique Boudi. Écoute, tout le monde connaît ta réputation et
l'on sait que tu es digne de confiance. Sans toi, nous n'avons
aucune chance de réussir. Sois des nôtres.
Vous vous retournez vers la silhouette massive qui arpente le
pont du château arrière, frappant au hasard avec le maillet
encore maculé du sang de votre compagnon. Griffon enrage; les
moines ont profité de l'intervention du vieux Lafrite pour
prendre la fuite. Un jour viendra où vous lui ferez payer tous ses
crimes, mais ce jour n'est pas encore venu. Vous vous tournez
vers les trois matelots et vous hochez brièvement la tête. -
Comptez sur moi, dites-vous. Rendez-vous au 1.
« Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »
Marc Bloch