L’explosion qui avait couté la vie à 7 membres des SA a relancé la violence, qui s‘est déchainée à travers la ville dans des proportions inconnues jusque là. Quelques jours plus tard, Stephen Locke, membre influent du parti communiste allemand, est dépassé par un autre véhicule dans les quartiers sud de la capitale. La voiture se rabat, forçant Locke à s’arreter. Une seconde voiture vient alors le percuter, laissant le chef communiste complètement sonné. Des hommes entourent la voiture et mitraillent le pauvre Locke, qui n’aura pas même le temps de quitter son volant.
Sous la pression populaire, la police criminelle n’a pas eu le choix que de mener l’enquête sur cet assassinat politique. Au bout de quelques semaines, 3 hommes, tous appartenant à la SA, sont appréhendés puis jugés. Aucune circonstance atténuante, la peine de mort est requise. Mais c’est le nouvel homme fort du pays, qui n’occupe encore aucun poste et rejette toutes les propositions subalternes, qui va plaider en faveur des trois assassins en faisant jouer de ses relations, remontant même jusqu’au vieil Hindenburg. Graciés, les 3 hommes se contenteront de faire quelques mois de prison, attendant que leur parti arrive au pouvoir. Herr Hitler, qui avait agit en coulisses, reprenait chaque matin son avion particulier et survolait la ville avec en vue toujours de nouveaux lands où prêcher pour les énièmes élections qui s’annonçaient.
Alors que les grandes chaleurs marquaient la fin de l’été, la BVG, tout comme le pays, traversait une période tumultueuse. L’économie allemande était au bout du rouleau : inflation galopante, récession intenable, chômage, tout cela s’additionnait et contribuait aux violences politiques dont on avait déjà vu quelques exemples au sein de la compagnie.
Pour la premiére fois, notre compagnie de transports publics, qui jusque là avait plus ou moins réussie à éviter la casse, s’est mise à plonger. Chaque mois, le déficit s’affichait autour de 400.000 marks, suite à l’abandon des transports par une population réduite au systéme D. Pas une famille qui ne connut un frére ou un fils au chomage, quand ce n’était pas le pére et tous ses enfants. Le bus ? C’était devenu un luxe pour la moitié des Berlinois, qui préféraient marcher plusieurs kilométres afin d’éviter une dépense superflue. Les usines en périphérie fermaient toutes progressivement, et la BVG décida d’abandonner ces quartiers pour ne plus les desservir à perte. Les bus étaient renvoyés sur mon secteur qui restait le seul à dégager encore des profits. Il y a 14 ans, les touristes venaient encore, et se massaient aux abords des gares ou de l’aéroport. Etrange periode, avec ce centre-ville grouillant de vie, et ou toutes les langues pouvaient s’entendre au sein du même véhicule ! Alors que la ruine financiére guettait la compagnie, sur la ligne 1, nous étions toujours débordés, malgré la 15aine de bus qui avaient été rajoutés.
Il fallait voir ce qu’était alors l’ocelot … 14 places assises, je vous l’ai déjà dit, une plateforme arriére toujours bondée, et une vitesse moyenne à l’image de la fiabilité du moteur : entre le médiocre et le dégueulasse, tout simplement.
Combien de pannes j’ai connues … La BVG a eu beau réquisitionner le plus possibles de bus pour notre seul secteur, on était toujours dépassés. Quand les moteurs étaient bien entretenus, on avait une chance sur deux de tomber en panne dans la semaine. Et quand ce n’était pas le cas … Parmi les machinos, on comptait beaucoup de communistes, encartés et tout …
La compagnie était gérée par des financiers proches de Von Papen, et qui n’avaient pas hésité à participer à des barbecues avec le petit Adolphe, pensant qu’ils pouvaient facilement le manipuler. Au final ce sont eux qui se sont retrouvés pieds et poings liés au régime nazi, se réveillant un jour avec la carte du parti en poche, dépendant du bon vouloir d’Hitler, versant sans cesse plus d’argent pour qu’en retour les commandes d’Etat évitent la faillite totale. Ces types avaient voulu jouer au plus fin et finalement, ils se retrouveront culs-nus, à danser dans une ronde endiablée pendant que le maitre de cérémonie taperait des mains, toujours plus fort et plus vite, en se moquant d'eux. Les anciens maitres et le nouveau ...
Du coup, certains cheminots voyaient ça d’un très mauvais œil, encore plus après la mort de Similéon. Du sucre dans le réservoir, des pneus crevés, de l’huile de mauvaise qualité pour le moteur, tout était bon pour saborder l’un des multiples outils appartenant à des industriels proche du NSDAP. Moi, je ne me mélais pas de ça, j’avais un boulot, un salaire, et une famille à faire vivre. La politique … je laissais ça à un Samara, ou dans un autre genre, à Boudibouda.
Ah, Gustav ... Je l’ai recroisé peu après, et il m’a regardé comme si de rien n’était. Il savait que je savais, je savais qu’il savait ce que je savais, et on a fait comme si jamais je n'avais vu de bidon d'essence entre ses mains, comme si ce visage qui coulait sous la chaleur en une vulgaire cire chaude n'avait jamais existé. Deux rigolos qui se tiennent par la barbiche mais qui font tout pour ne pas rire, car la sanction, ce n'est pas une tape sur la joue, et chacun rentre chez soi. C'était au choix une exécution couverte par les chants de l'Internationale, un tabassage à mort par des SA, ou la lame de la guillotine dans la cour intérieure de la prison de Spandau. Du coup je conduisais, il poinçonnait les tickets, et on n’en a pas parlé. Enfin pas à ce moment. Il m’a confié bien plus tard qu’il ne se baladait pas sans un couteau sur lui, les premiers temps, et qu’il n’aurait pas hésité à me planter si j’avais fais mine de vouloir le dénoncer. Mais c’était superflu, il m’avait bien jugé : tant que je ramenais mes quelques marks à la maison chaque semaine, j’acceptais tout. Je n'étais pas le seul. Pensez à ce qu’on a accepté par la suite …
Et puis quand les problèmes ne venaient pas de l’entreprise, ils venaient de la ville même. Une capitale bondée, des chomeurs partout qui traversaient au mépris du bon sens, la pire circulation que j’ai jamais connu. On ne pouvait pas parler d’heures de pointe, car pour ça il aurait fallu qu’il y ait des heures creuses. Cette periode a été assez abominable, le centre ville était toujours bondé.
Ce n’est que plus tard que la compagnie a commencé à développer le réseau de tramway, afin de désengorger la capitale – et indirectement, nous faciliter un le boulot. Mais fin 1932, les dirigeants marchaient encore sur des œufs. Le gouffre financier était devenu abyssal, les pertes se creusaient chaque mois.
Et puis tout en haut, comme beaucoup d'autres, ils ont tout misé sur un seul homme en espérant voir le bout du tunnel. Hitler avait encore gagné les élections, mais le recul des nazis était important par rapport au mois de juillet. Peu leur importait, à tous ces industriels. Ils se sont dit : on va tout miser sur ce tocard, s’en mettre plein les poches, et puis on le jettera quand il sera devenu un canasson usé par le pouvoir. Un seul des gros actionnaires de la BVG, Von Aasen, un prussien de la vieille école, avait fait entendre une voix discordante. Noyée dans la masse …
En janvier 33, ils ont attelé celui qu’ils considéraient comme une vieille carne. Le cheval les a endormis quelques jours pour mieux ruer dans les brancards et, avant qu’ils ne comprennent, ils étaient déjà au bord de la route, désarçonnés, ayant perdu tous les rennes. Hitler est devenu chancelier, et a lâché ses chiens de guerre dans les rues.
