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Le jour où les Alliés découvrent les camps

Posté : ven. févr. 04, 2005 1:30 pm
par stratcom
Le 27 janvier 1945, les soldats de l’Armée rouge entrent dans l’immense complexe concentrationnaire d’Auschwitz. En avril, les troupes anglo-américaines ouvrent les camps de Buchenwald, Bergen-Belsen, Dachau, Mauthausen… Ils se trouvent face à un monde dont l’horreur dépasse tout ce qu’ils avaient imaginé.

« Nous savions. Le monde en avait entendu parler. Mais jusqu’à présent aucun d’entre nous n’avait vu. C’est comme si nous avions enfin pénétré à l’intérieur même des replis de ce cœur malfaisant (1). » Ces replis du cœur malfaisant où pénètre le journaliste américain Meyer Levin, qui accompagne les armées américaines dans leur marche en Allemagne, ce sont les camps de concentration nazis. Des pyramides de morts en costume zébré avec dans la nuque l’impact de la balle qui les a achevés : tel est le sinistre spectacle qu’offre le camp d’Ohrdruf, dépendant du camp de concentration de Buchenwald, au sud de Gotha. C’est le premier camp à avoir été découvert, presque fortuitement, par les Occidentaux. Puis, au hasard des combats, entre le 5 avril, date de l’ouverture de ce premier camp de l’Ouest, et la capitulation allemande du 8 mai 1945, les armées alliées allaient pénétrer dans les camps principaux de Buchenwald, Bergen-Belsen, Flossenburg, Orianenburg-Sach-senhausen, Dachau, Ravens- brück, Mauthausen, ainsi que dans leur myriade de Kommandos.

Pourtant, des camps avaient été découverts dès 1944 par les armées alliées : Lublin-Maïdanek, d’abord, ouvert en septembre par l’armée soviétique ; le Struthof, en Alsace, ensuite, libéré en novembre 1944, lors de l’avancée des armées américaines et de la première armée française du général de Lattre de Tassigny. Tous deux cependant avaient été auparavant vidés de leurs détenus, et les journalistes qui témoignèrent de ces découvertes pour la presse ou la radio ne pouvaient décrire qu’à partir d’installations désormais inhabitées ce qu’ils imaginaient avoir été le sort des déportés. Il est vrai qu’à Maïdanek, les énormes magasins remplis des effets apportés par les Juifs, les centaines de milliers de paires de chaussures que les Allemands n’avaient eu le temps ni de détruire ni de déménager évoquaient à eux seuls l’ampleur de la destruction.

Surtout, le 27 janvier 1945, les soldats de l’Armée rouge libèrent les camps de l’immense complexe concentrationnaire d’Auschwitz, eux aussi largement vidés de leur population de détenus : les 18 et 19 janvier, par un froid polaire, alors qu’il restait 31 894 prisonniers à Auschwitz I et Birkenau, 35 118 à Monowitz et dans les camps satellites, 58 000 d’entre eux, hommes et femmes déjà exténués, avaient été jetés sur les routes par les SS pour ce qui est entré dans les mémoires comme « la marche de la mort » — mort d’épuisement et de faim, ou exécutions massives. Devant l’avance des armées alliées, à des dates différentes, les nazis entraînèrent ainsi des dizaines de milliers de détenus sur les routes vers d’autres camps. Le 20 janvier 1945, il ne restait plus à Auschwitz que ceux qui étaient incapables de marcher et ceux qui avaient préféré se soustraire au départ : environ 7 000 hommes et femmes, selon l’historien américain Raul Hilberg (2). Pendant neuf jours, les détenus étaient demeurés seuls, sans nourriture, sans chauffage ni soins, dans les camps abandonnés et jonchés de cadavres.

Le 27 janvier, la première patrouille de l’Armée rouge fait son apparition à Auschwitz III, encore nommé Buna-Monowitz : quatre jeunes soldats à cheval que décrit Primo Levi dans La Trêve. Le lendemain, une vingtaine de civils polonais, hommes et femmes, à l’évidence convoqués par les Russes, arrivent, nettoient et déblaient les cadavres. A midi, un enfant se présente, traînant une vache destinée aux survivants ; ce sont les Russes qui la leur envoient. Abattue, dépecée, elle disparaît aussitôt. Le troisième jour, un chariot à quatre roues, conduit par un rescapé, un jeune Juif russe devenu interprète et officier de liaison des libérateurs soviétiques, fait son entrée à Buna. Il a la charge de conduire les vivants au Stammlager, c’est-à-dire le camp souche d’Auschwitz I. On le voit, l’ouverture des camps d’Auschwitz par les Soviétiques se fit sans plan préconçu, au hasard et sans que rien de particulier ait été prévu pour nourrir et soigner des détenus éprouvés par les derniers mois de leur détention, les plus terribles.

On retrouve la même impression d’improvisation lors de la découverte des camps situés plus à l’ouest, par les soldats des États-Unis cette fois. Les 4 et 5 avril 1945, des unités de la 4e division blindée de la troisième armée américaine se dirigent vers Gotha et Ohrdruf, à la recherche d’un centre secret de communication qui aurait été installé dans la région par les nazis. Les villes sont prises sans grands combats ; mais des éclaireurs reviennent avec une information : derrière la colline existe un camp comme on n’en a jamais vu. Les Américains, et parmi eux Meyer Levin, découvrent alors le site d’Ohrdruf où gisent des cadavres éparpillés entre les baraques ou empilés à l’intérieur. A la limite du camp se dresse un bûcher avec des corps à moitié carbonisés : à Ohrdruf où près de 10 000 détenus étaient employés à creuser des tunnels, les SS avaient une fois encore, devant l’imminence de l’arrivée des Américains, chassé les détenus sur les routes ou bien les avaient tués sur place.

Le 11 avril 1945, la division américaine Timberwolf entre à Nordhausen (baptisé ainsi par les Américains, il s’agit en fait du camp de Dora) : elle y découvre quelque 3 000 cadavres et environ 700 survivants. Ces morts et ces vivants — trop faibles pour bouger — gisent dans les baraques, entassés à trois par châlit. Certains survivants, mourant de faim ou de tuberculose, avaient en outre été blessés la semaine précédant la libération par les bombes américaines visant les usines de V2 (fusées pouvant acheminer une charge militaire d’une tonne à une vitesse de 5 000 km/h). La découverte de ces premiers camps, Ohrdruf et Nordhausen, confronte les soldats américains qui côtoient pourtant la mort depuis le débarquement du 6 juin 1944 à l’horreur d’une autre mort, aboutissement d’une déchéance absolue qu’ils ne soupçonnaient pas.

Quant à Buchenwald, l’un des « vieux camps » de la période nazie, il est découvert en même temps que Nordhausen. Le premier Américain à pénétrer dans Buchenwald, où ne restaient plus qu’une vingtaine de milliers de détenus — les autres, plus de 20 000, dont la moitié de Juifs, ayant été mis sur les routes où ils trouvèrent massivement la mort entre le 3 et le 10 avril —, n’y arriva que par accident, alors que l’existence du camp était connue depuis sa création, alors surtout que certains détenus avaient pu correspondre avec leur famille jusqu’au débarquement en Normandie. Le 11 avril à midi, le groupe de combat 9 du 9e bataillon d’infanterie de la 6e division blindée avait en effet capturé, dans la ville voisine de Hottelstedt, une quinzaine de SS, rapidement identifiés comme les gardes d’un camp de concentration situé au sud-est, où le capitaine Robert Bennet décida d’envoyer quatre de ses hommes ; ceux-ci entrèrent à Buchenwald par un trou fait dans la palissade du camp principal. Accueillis avec un énorme enthousiasme, ils quittèrent les lieux après avoir distribué leurs rations ainsi que des cigarettes, et prévenu le quartier général de la localisation du camp, dont ils n’avaient vu que la « bonne » partie.

« Vous êtes libres »

Ce n’est que plus tard, le même jour et les jours suivants, quand des éléments de la 4e division blindée et de la 80e division d’infanterie prirent possession du camp, que les soldats comprirent que Buchenwald n’avait rien à voir avec Ohrdruf et Nordhausen : ils étaient entrés dans une « société complètement organisée bien que sur un mode macabre » (3). Ils se trouvaient, en effet, en face d’hommes armés, dans un état de santé acceptable, capables de distribuer la nourriture, les vêtements et l’aide médicale. Le Comité militaire international, l’organisation de résistance du camp, avec à sa tête le dirigeant communiste allemand Hans Eiden, semblait jouir d’un contrôle total sur les autres détenus.

Or, à côté du « grand camp », existait le « petit camp », peuplé de Tziganes, de Juifs, de travailleurs exténués et de prisonniers évacués d’autres camps — agonisants qui semblaient appartenir à un autre monde. Percy Knauth, jeune journaliste américain qui assiste à la libération du camp, note alors : « Buchenwald est au-delà de la compréhension. Vous ne pouvez pas comprendre, même si vous avez vu. » Comme le souligne encore l’historien américain Robert H. Abzug, « ces prisonniers étaient tenus dans un tel mépris par les nazis et les chefs des détenus du même camp que les jours après la libération les barbelés étaient toujours là et les kapos les plus sadiques faisaient toujours la loi dans les baraques. Pendant que, le 12 avril, une cérémonie de la liberté était tenue sur la grande place d’appel du camp, les prisonniers du petit camp pourrissaient dans leurs baraques ».

Bergen-Belsen, situé non loin de Hanovre, en Basse-Saxe, le deuxième grand camp, après Buchenwald, à avoir été libéré, le fut quant à lui par les Anglais arrivés l’après-midi du 15 avril. Le traducteur, le capitaine Derrick Sington, proclame dans un haut-parleur : « Ihr seit frei, you are free » — « vous êtes libres ». Le camp de Bergen-Belsen est le plus complexe des camps nazis, le plus difficile à définir. Aménagé à l’origine pour la détention de prisonniers de guerre, il passe, en avril 1943, des mains des autorités militaires s’occupant des prisonniers à celles du WVHA (Wirtschaftsverwaltungshauptamt), le service administratif et économique de la SS. Bergen-Belsen doit alors devenir un camp de détention pour les Juifs qui, possédant la double nationalité ou étant citoyens d’un pays neutre, pouvaient ainsi être monnayés contre des prisonniers allemands — ce sont les « Juifs de l’échange ».

La plupart d’entre eux sont internés au « camp de l’étoile », ainsi appelé parce qu’ils portent l’étoile de David. Très vite d’autres camps lui sont adjoints : le « camp spécial », avec 350 Juifs originaires de Pologne, citoyens de pays neutres ou titulaires de visas d’émigration pour la Palestine ; le « camp des neutres » où sont internés environ 400 Juifs portugais et espagnols, 35 d’Argentine et 103 de Turquie, qui partent pour la Suède en mars 1945 ; le « camp des Hongrois », au début de juillet 1944 pour 1 683 Juifs de Hongrie destinés eux aussi à être échangés ; puis un camp dit « de convalescence » pour les détenus trop faibles pour travailler. Mais surtout — et c’est ce qui changera l’aspect du camp et le destin de ses détenus —, avec la décomposition du Reich, Bergen-Belsen devient l’un des lieux d’accueil des déportés en provenance de divers camps. Jusqu’aux derniers jours, des convois y déversent leurs cargaisons de prisonniers : les premiers convois en provenance d’Auschwitz y arrivent dès le 23 octobre 1944 ; en avril, ce sont 30 000 déportés qui viennent de Dora-Mittelbau. Selon les estimations — car les nazis ont détruit les registres —, de 40 000 à 50 000 détenus ont été ainsi transférés à Bergen-Belsen.

La mortalité y est effrayante : 35 000 morts de janvier à la mi-avril, selon la succession des épidémies — la fièvre typhoïde, dès l’été 1944, suivie par la tuberculose, puis le typhus. Au moment de la libération de Bergen-Belsen, 60 000 détenus tentent d’y survivre, dont la moitié amenée une semaine plus tôt. De camp protégé, où les détenus n’étaient pas promis à la mort, sans chambre à gaz, sans travail exténuant dans les carrières ou les usines comme c’était le cas ailleurs, Bergen-Belsen était devenu le plus grand mouroir de cette époque.

Meurtres et fusillades continuent

Pourtant, dans cette même semaine — et l’on mesure là toute la folie qui s’empare du Reich hitlérien dans les derniers temps de son existence —, trois trains de « Juifs pour l’échange » partaient de Bergen-Belsen, probablement vers Theresienstadt en Tchécoslovaquie, où ils n’arrivèrent jamais : le premier fut retardé, s’arrêta sur une voie, et les prisonniers en furent libérés le 13 avril 1945 par des soldats américains ; le deuxième, qui transportait notamment les femmes et enfants de prisonniers de guerre déportés de France vers Bergen-Belsen en mai et juillet 1944, roula deux semaines avant de s’arrêter en territoire libéré par les Soviétiques ; quant au troisième, on ne sait rien de lui, si ce n’est qu’il fut aperçu à Berlin, le 17 avril, après un gros bombardement.

Dans l’enceinte même de Bergen-Belsen se trouvent un camp militaire, un hôpital et deux camps de concentration. Dans le camp n° 1 gisent une dizaine de milliers de cadavres et 45 000 agonisants. Dans le camp n° 2 se trouvent une quinzaine de milliers de détenus, en moins mauvais état car ils viennent d’arriver, et encore capables d’un peu d’enthousiasme pour accueillir les libérateurs. Le camp militaire, quant à lui, est large, moderne, pourvu de magasins et d’un hôpital bien équipé. La libération y est à peine ressentie par les détenus le jour de l’arrivée des Britanniques : les meurtres et les fusillades continuent. Pendant les trois jours suivant la libération, des dizaines de détenus qui tentaient de piller les magasins sont tués par les soldats hongrois qui assumaient, sous les nazis, la garde du camp et qui sont désormais, en principe, placés sous l’autorité des Britanniques, chargés de garder les cuisines et les miradors. Des kapos sont également lynchés.

Doyen des camps, camp pilote conçu à l’origine pour la « rééducation » des communistes, des socialistes et des opposants à Hitler, Dachau quant à lui fut considéré pendant la guerre comme l’un des lieux de détention les moins atroces. Certes, on y pendit et fusilla, et ce fut un centre de pseudo-expérimentations médicales ; mais la mortalité y fut plus faible qu’à Mauthausen par exemple. A la différence de ce qui se passa dans les autres camps, l’ouverture de Dachau ne fut pas le fait du hasard. Deux régiments américains, le 157e régiment d’infanterie de la 45e division et le 222e régiment de la 42e division reçurent l’ordre de l’atteindre le 29 avril 1945.

En tête des troupes du 222e régiment se trouvent trois jeeps qui transportent notamment la journaliste Marguerite Higgins et le général Henning Linden. Une rumeur affirme que dans le camp se trouvent le fils de Staline, Léon Blum et l’ancien chancelier autrichien Kurt Schuschnigg. La journaliste espère un scoop, le général la gloire ; mais ces illustres prisonniers se trouvent déjà ailleurs — l’ancien chancelier et l’ancien président du Conseil ont été évacués vers les Dolomites. Et la libération du camp est, une fois de plus, un non-événement militaire : Dachau n’est défendu que par la Volkssturm4. Les unités américaines doivent cependant livrer des combats contre des unités SS peu nombreuses mais très combatives, puis elles convergent vers la voie de chemin de fer desservant le camp. Elles y trouvent une quarantaine de wagons de marchandises remplis d’environ 2 000 corps. Les libérateurs pénètrent enfin dans Dachau où, dans un enthousiasme extraordinaire, ils sont portés en triomphe, embrassés. La première décision américaine fut pourtant de ne laisser personne entrer ni sortir du camp par crainte de la propagation du typhus.

Mauthausen, en Autriche, non loin de Linz, qui comptait parmi les camps les plus terribles et où la mortalité des détenus fut parmi les plus élevées, fut libéré lui aussi par les Américains. Le 4 mai 1945, des unités de la 71e division de la troisième armée américaine pénètrent dans une forêt de pins, au sud de la petite ville de Wels. En s’approchant du camp de Gunskirchen, l’un des Kommandos de Mauthausen, des soldats aperçoivent « des centaines de prisonniers mourant de faim et à demi fous, qui mendiaient de la nourriture et des cigarettes au bord des routes. Si faibles qu’ils fussent, la possibilité de s’échapper, l’appel de la liberté avaient joué irrésistiblement — même s’ils n’avaient pu faire en chancelant que quelques pas à la rencontre de la mort ». Mais, surtout, ils remarquent « le second signe de la proximité du camp — l’odeur [...] presque visible, qui pesait sur le camp comme un brouillard de mort » (5). Le 5 mai et les jours suivants, les Américains entrent dans le camp principal et dans les autres Kommandos comme Gusen ou Ebensee où, de nouveau, ils doivent affronter le spectacle de l’horreur.

Il faut que le monde sache !

Il faudrait, pour être exhaustif, suivre ainsi pas à pas les armées alliées, narrer leur rencontre avec de petits groupes de déportés cheminant sur les routes ou encore leur découverte de wagons remplis de morts vivants, abandonnés sur les voies ferrées dans un Reich en déroute. Il faudrait examiner la découverte de chacun de ces Kommandos dont les noms ne sont guère entrés dans une mémoire collective qui n’a retenu de l’enfer concentrationnaire que les noms des grands centres de déportation. Et une fois les combats terminés, les camps investis par les Alliés, il faudrait faire la part des destins si différents que connurent les survivants. Car le passage de l’autorité nazie à celle des Anglais ou des Américains ne signifiait pas pour autant pour les détenus la délivrance, la libération immédiate.

Bien souvent, le typhus est là, dont l’éventuelle propagation effraie des Alliés qui ont gardé le souvenir des ravages causés par l’épidémie de grippe espagnole qui suivit la Première Guerre mondiale. Les camps demeurent ainsi bouclés. Surtout, nous l’avons dit, rien n’étant préparé, il fallut improviser. A Nordhausen, par exemple, les Américains évacuent les survivants vers les hôpitaux de l’armée ou expulsent des Allemands de leurs appartements en ville, qu’ils utilisent comme des cliniques de fortune. Pour ce qui est des morts, leurs corps sont d’abord sortis des baraques et étendus côte à côte, puis 2 000 habitants de Nordhausen sont réquisitionnés pour le travail d’enterrement.

Dès leur arrivée à Bergen-Belsen, les Britanniques ont, quant à eux, câblé au QG du régiment afin de réclamer de l’eau, de la nourriture et surtout de l’aide. Le 16 avril, un blindé arrive avec les premiers secours. Mais les Britanniques sont incapables de gérer la situation. Les jours suivants, les détenus pillent la cuisine, les magasins et le char Sherman. Beaucoup meurent de trop manger tandis que d’autres agonisent, trop faibles pour atteindre la nourriture. Les premières livraisons sont des conserves de viande et de légumes, aliments peu appropriés à l’état des déportés, et qui sont, de ce fait, extrêmement dangereux voire mortels. Il faut attendre deux jours pour que les Britanniques comprennent que les détenus ont besoin d’une nourriture spéciale : riz, gâteaux secs, lait frais. Mais de longues journées s’écoulent avant que ces produits parviennent à destination.

Dans les jours qui suivent la libération, les morts se comptent encore par milliers. « Nous avons eu le sentiment que nos vies ne comptaient pas, alors que pourtant il y avait déjà si peu de survivants », explique Simone Veil. Les Britanniques se préoccupent aussi de l’inhumation des corps, une dizaine de milliers selon les estimations officielles, auxquels s’ajoutent quotidiennement 500 victimes supplémentaires. Le 17 avril commencent les enterrements de masse effectués par le personnel SS, sous le regard des survivants. Ces derniers sont, quand leur santé le leur permet, chargés du nettoyage des baraques et de l’évacuation des corps tandis que les soldats hongrois creusent les fosses.

Au cours de cette première étape, aucune liste n’est tenue, et c’est anonymement que les morts sont inhumés. Sur chaque fosse, où les divers ministres du culte ont effectué un service, est posée une pancarte, avec le nombre estimé de corps et la date de l’enterrement. Ce n’est que le 28 avril que tous les corps retrouvés par les Britanniques ont été inhumés. Aux enterrements de masse succèdent alors les enterrements individuels, avec mention de la nationalité et, quand c’est possible, du nom des disparus. Six semaines après la libération du camp, 23 000 corps ont ainsi été enfouis dans la terre, dont ceux de 13 000 déportés morts depuis la libération.

L’horreur de la découverte des camps de l’Ouest conduit les Alliés à s’interroger sur ce que savaient les habitants des villes environnantes et, devant leurs dénégations, ils décident de les obliger à une visite systématique des camps. Dès le 15 avril, le général Patton exige du maire de Weimar qu’il fasse visiter Buchenwald aux habitants de sa ville. Ce dernier transmet à ses administrés la directive suivante : « Le général commandant a ordonné la nuit dernière qu’au moins mille habitants de la ville, dont la moitié de femmes, visitent aujourd’hui le camp de Buchenwald et les hôpitaux qui y existent afin de se rendre compte des conditions qui y règnent avant qu’elles ne soient changées. Doivent prendre part à cette visite des hommes et des femmes de dix-huit à quarante-cinq ans — en premier lieu les membres du NSDAP [le parti nazi] dissous — parmi lesquels deux tiers appartenant aux couches les plus aisées et un tiers aux couches de la population les moins favorisées. Ils doivent être suffisamment forts pour supporter la marche et la visite (durée : environ six heures ; marche : en gros vingt-cinq kilomètres). De la nourriture doit être apportée avec soi, mais elle doit être consommée avant la visite. Il n’arrivera rien aux participants. La marche sera accompagnée de véhicules de la Croix-Rouge allemande et de médecins de façon qu’il puisse être porté secours à ceux qui ne supporteraient pas ces efforts (6). » La décision de Patton semble faire école. Partout, les populations allemandes seront contraintes de regarder en face la réalité des camps, une réalité que, bien souvent, elles affirmaient ignorer.

Mais la volonté affichée par les Alliés de dévoiler l’horreur concentrationnaire ne s’adresse pas aux seuls Allemands. Ceux qui découvrent les camps veulent faire connaître au monde ce qu’ils ont vu. Le 12 avril, les généraux George Patton, Omar Bradley et Dwight Eisenhower sont invités par le commandant du 20e corps d’armée qui commande la zone d’Ohrdruf à visiter le camp. Cinq ans après, rédigeant ses mémoires, Bradley se rappelle qu’Eisenhower pâlit et devint silencieux, insistant cependant pour visiter la totalité du camp. Patton, lui, se retira derrière une baraque et vomit. Peu de temps après avoir vu Ohrdruf, Eisenhower décida que chaque unité qui n’était pas en train de combattre sur le front devait visiter ce camp. « On nous dit que le soldat américain ne sait pas pour quoi il combat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat » (7), déclara-t-il.

Du quartier général de la troisième armée, Eisenhower câble à Londres et Washington, demandant à ce que des délégations d’officiels et de journalistes viennent pour témoigner. Ainsi, un comité du Congrès, avec à sa tête le sénateur Alben Barkley du Kentucky, et composé de sénateurs et de membres de la Chambre des représentants républicains et démocrates, quitte Washington le 22 avril. Le 24, il est à Buchenwald ; le 1er mai, il visite les restes de Nordhausen et y inspecte les usines de V1 et de V2. Le 2 mai, il se dirige vers Dachau tout juste libéré. Ce comité produit un rapport de dix-sept pages, comportant une brève histoire des camps, l’analyse de leur fonction, ainsi que la description détaillée des trois camps visités.

Buchenwald et Dachau surtout deviennent le lieu de visite d’une foule de journalistes. Mais à Bergen-Belsen aussi, les journalistes de la presse écrite ou de la radio sont nombreux. Et les premiers reportages publiés dans la presse anglaise à partir du 19 avril suscitent une émotion considérable. Les Britanniques ne sont pas préparés au spectacle qu’on leur montre : le 19 septembre 1944, la RAF (l’aviation britannique) avait pris des photos aériennes, mais les vues du camp avaient été interprétées comme représentant les sections du complexe militaire fonctionnant dans les environs. Bergen-Belsen devient alors outre-Manche le symbole de l’esprit satanique du nazisme.

Cet intérêt médiatique fut intense mais bref. Ainsi l’Anglais Sydney Bernstein, qui avait été chargé de réaliser un film sur le camp de Bergen-Belsen afin de conserver les traces de la barbarie — il avait d’ailleurs été aidé lors du montage par son ami Alfred Hitchcock —, vit son film, une fois achevé, bloqué par les autorités militaires. Il y avait désormais d’autres priorités, lui expliqua-t-on alors. « Ce n’était plus seulement la fin de la guerre mais le début du combat pour la paix. Les autorités estimaient qu’il y avait d’autres priorités que celle de montrer des films sur les atrocités nazies (8). »

Très vite, dès 1946-1947, l’évocation des camps nazis se fait rare et devient un instrument de propagande de la guerre froide servant à stigmatiser l’Allemagne de l’Ouest, l’héritière supposée de l’État nazi. Il faudra attendre encore quinze ans l’enlèvement et le procès d’Adolf Eichmann pour que le génocide des Juifs, qui pour l’essentiel s’était déroulé hors de l’univers concentrationnaire, commence à pénétrer dans la conscience universelle.

Anette Wieviorka, Directrice de recherche au Centre de recherches politiques de la Sorbonne (CNRS)

NOTES

1. Meyer Levin, cité par R. H. Abzug, Inside the Vicious Heart. Americans and the Liberation of Nazi Concentrations Camps, Oxford University Press, 1985.
2. R. Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988 ; rééd. « Folio Histoire », Gallimard, 1992.
3. R.H. Abzug, op. cit., p. 49.
4. « Troupe d’assaut du peuple » constituée en septembre 1944 par Hitler et composée pour l’essentiel d’adolescents ou d’hommes ayant dépassé l’âge de porter les armes.
5. Récit du capitaine J. D. Pletcher, The Seventy-First Came... to Gunskirchen Lager, cité par G. J. Horwitz, Mauthausen ville d’Autriche, 1938-1945, Paris, Le Seuil, 1990.
6. Cité par P. Durand, La Résistance des Français à Buchenwald, Paris, Messidor, 1991, pp. 214-215.
7. R. H. Abzug, op. cit., p. 30.
8. Sydney Bernstein, entretien publié dans Télérama.


http://www.histoire.presse.fr/archives/wieviorka3.asp