Mon fils,
Chaque jour, je sens les ailes noires de la mort s’approcher toujours plus de moi : mon corps est usé et fatigué, mon esprit endormi et désespéré
. Tu dois connaître la vérité car tu es désormais l’espoir de notre famille et je n’aurai peut-être personne à mes côtés, ni prêtre ni compagnon d’arme, lorsque la grande faucheuse viendra réclamer son dû… Il me faut épancher mon âme, même si cela m’est difficile. Je ne te laisse ni richesse ni influence, mais une prédiction, qui me vient de mon père, et de son père avant lui : « Un jour, un membre de notre famille commandera toutes les armées d’Autriche et se couvrira de gloire au nom de l’Empereur : cela est écrit dans les astres ! Peut-être seras-tu l’élu, peut-être pas, mais ne fléchit jamais : le destin de notre famille doit s’accomplir et le prix sera notre sang, sur 15 générations au moins. Je prie le Seigneur de n’avoir pas fait dévier notre destin familial car, tu dois le savoir, j’ai failli à ma tâche, après 20 ans de bons et loyaux services qui m’ont usé prématurément »
« Le déclin a commencé en 1430, lorsque, tu t’en souviens assurément, l’Archiduc a décidé d’ouvrir les hostilités contre l’alliance Wurtemberg, Wurzburg, Suisse et Baden. Je suis parti comme les autres, fier et heureux de pouvoir verser mon sang pour notre vénéré souverain, mais nous avons été dupé, mon fils, tu le sais déjà. Dieu m’a épargné, mais mes compagnons d’arme sont tombés comme des mouches et rien n’est venu pousser sur le sol que nous avions inondé de notre sang : nos alliés, mais était-ce vraiment des alliés, nous ont arraché les fruits de notre indiscutable victoire
. La Saxe a annexé le Magdebourg, la Bavière s’est goinfrée du Wurtemberg et du Wurzburg, que nous venions de vassaliser de force pour la plus grande gloire de l’Archiduc.
Tant de sang pour engraisser ces ingrats, mais Judas n’en avait jamais assez : ils nous ont appelé à l’aide contre l’alliance du nord (Oldenburg, Kleves, Hessen, Cologne), mais se sont bien gardé d’envoyer un seul soldat combattre leurs ennemis. Pour l’honneur de l’Archiduc, et de sa parole donnée, toute la jeunesse courageuse de notre pays a été fauchée sous les balles ennemies et sous le regard narquois de nos chers alliés. Ils sont tombés en confiant leur âme juste et droite à Dieu, le Très Haut, et il n’est plus resté que les vieux, ceux qui, comme moi, entre deux boucheries, avaient trouvé le temps de fonder famille
.
Pour toi et tes sœurs, je me suis accroché, comme tant d’autres, et nous avons opposé la ruse à la force, la rapidité de notre peur à la masse innombrable. Et nous avons usé encore plus nos vieilles jambes à marcher du nord au sud, d’est en ouest, irritant l’ennemi, harcelant ses lourdes colonnes invincibles, prenant d’assaut des villes par surprise : le Hannover est tombé, puis le Hessen
. Fou de rage et n’arrivant jamais à se débarrasser de nous, l’ennemi impie a mobilisé plus de 70.000 hommes… Nous étions trois fois moins nombreux, mais bien tapis dans les obscurs forêts du nord et j’ai honte de te le dire mais telle est la vérité : nous sommes resté caché, frissonnant de froid mais surtout de peur
.
Mais nous restions de vieux soldats rusés et, acculés, nous avons su faire des merveilles : alors que les grosses colonnes adverses partaient assiéger le Hannover, nous avons bondi hors de notre cachette et nous avons fondu tel le faucon sur le petit lapin hessois
. Pour un bref instant, nous avons retrouvé nos jambes de 20 ans et la vaillance de notre jeunesse : le duc du Hessen a été capturé vivant, ses gardes dispersés, et nous avons obtenu la rançon convoitée par l’Archiduc : le Hannover et des vivres pour assurer notre retraite. Naturellement, les félons espéraient bien récupérer promptement la province cédée, déjà assiégée, et nous anéantir malgré la parole donnée.
Mais l’Archiduc, tout vieillissant qu’il était, était lui aussi resté un vieux renard et, dans la nuit complice, il nous a guidé hors de cette nasse infernale : c’est grâce à lui que nous avons pu nous réfugier en Saxe. Le malheureux a rendu son âme à Dieu sitôt son armée sauvée. Il ne nous a jamais abandonné et pour cela tu dois en faire le serment comme je l’ai déjà fait : sois toujours fidèle aux Archiducs d’Autriche.
Son fils, Ladislas Postumus, était un homme jeune et énergique, il nous a laissé sans ordres et a mobilisé des troupes plus jeunes pour terminer le travail que nous étions incapables de réaliser. Tu faisais partie de ces nouveaux contingents et tous mes vieux compagnons, apprenant eux aussi l’enrôlement de leurs fils, ont partagé mon bonheur, bien fugitif hélas, car que pouvions-nous répondre à vos lettres qui nous suppliaient de vous laisser des ennemis à terrasser pour la gloire de l’Autriche ? Que pouvions-nous répondre à cela ? Comment avouer que nous étions battus et démoralisés ? En vérité, je te le dis, nous avons eu honte de nous et nos vieilles épaules se sont affaissées encore plus
.
Nous avons alors ramassés nos mousquets et nous sommes repartis plein nord : une cohorte de vieillards contre la redoutable alliance du nord. David contre Goliath. Mais mieux valait affronter une mort assurée que votre regard attristé, voire plein de pitié, quand vous auriez vu et compris quel fut notre échec. A un contre trois, nous nous sommes précipité au Hannover, afin de récupérer le seul gain de cette guerre qui n’en finissait pas : si nous pouvions obtenir une paix globale tout en gardant cette province, alors que nous aurions pu vous revoir sans honte aucune.
L’ennemi impie, très largement supérieur en nombre, a bien ri en voyant nos pauvres cohortes de vieillards avancer en clopinant et en bavant vers leurs lignes retranchées. Nous étions fous et je ne cherche aucune excuse : la mitraille qui nous a fauché était accueillie presque comme une délivrance. Que n’avons-nous tant véçu pour vivre cette infâmie ? Oh vieillesse ennemie
… Mais Dieu est miséricordieux et allait nous accorder à tous une fin rapide. Je n’oublierai jamais les visages des soldats ennemis en ces moments tragiques, mon fils : ils riaient ! Nous étions pathétiques et il ne nous restait plus qu’à sombrer dans l’oubli.
C’est à ce moment que tu as surgis, toi et tes compagnons, menés par notre nouvel Archiduc, votre jeunesse et votre bravoure bien en avant. Nous avons eu les larmes aux yeux : jadis, nous étions comme vous, mais le temps est passé et ses outrages sont innombrables. Votre puissante charge de cavalerie a perforé les rangs moqueurs de l’ennemi, dispersés leurs colonnes et la victoire a changé de camp
. Nous avons tendu nos bras fatigués vers vous, nos fils chéris, qui nous apportiez notre délivrance. Tout était pardonné, oublié.
Mais vous n’êtes pas venu vous jeter dans nos maigres bras : vous avez continué sur votre lancée, sans même nous voir peut-être et vous avez traqué l’ennemi impitoyablement. Votre fougue a permis à l’Archiduc d’obtenir enfin une paix blanche. Nous sommes resté là, en arrière, inutiles, comme de vieux arbres morts. Vous aviez raison cependant et nous avons retrouvé notre fierté : nous avons failli, mais la relève est assurée. Venge l’honneur terni de ton vieux père fatigué et puisses-tu ne jamais connaître la déchéance de la vieillesse.
Vous êtes le nouvel espoir du royaume et nous prions pour que vous obteniez les succès que nous avons été incapables d’offrir à l’Empereur. Prier et espérer, que nous reste t-il d’autre à faire ? Maintenant que tu connais la vérité, ne sois pas trop dure envers un pauvre vieillard impotent qui n’a jamais cessé de t’aimer et pardonne moi, mon fils. Venge l’honneur de la famille, accomplis notre destin. Sois brave et même héroïque comme je n’ai pas su l’être. Que Dieu te garde…